Un grand coup de Kraus

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Grâce au Viennois Eibel, on avait pu lire il y a lurette les pensées de Peter Altenberg (1859-1919) (Ma vie en éclats, Le Temps qu'il fait, 1989 ; A mots couverts, à demi-mots, au bas mots, France univers, 2013). Pas triste, ce fils de la haute civilisation des brasseries - (à peu près concomitante de la civilisation des boulevards parisiens : mêmes causes, mêmes effets) - a généré autant de clartés foudroyantes qu'il est possible, et il n'était pas le seul à promener son esprit sur toute chose. C'est d'ailleurs ce qu'aime Alfred Eibel qui ne traduit guère que des penseurs hors cadres de ce genre : des perspicaces piquants.
Avec Karl Kraus (1874-1936), dont Alfred Eibel nous offre aujourd'hui une sélection d'aphorismes, c'est à nouveau cet art de la pensée pétillante et contondante qui s'invite. Et autant vous dire que c'est autre chose que la lumière entrant à la maison... Avec Kraus le subtil brutal, c'est tout à la fois la finesse et l'énormité frappante qui pénètrent les limites de nos conforts. Car Kraus, qu'on le dise, ne rechigna pas, pour prix de son esprit brillant, à revêtir les hardes de la misanthropie, de la misogynie et même de l'antisémitisme. Condamné à faire de l'esprit et à redresser des torts, voilà le sort de Kraus, qui, comme le suggère Eibel, devait ne guère s'aimer non plus...
Ce que relèvent et Eibel et Jacques Le Rider, l'auteur de sa récente biographie, Karl Kraus, phare et brûlot de la modernité viennoise (Le Seuil, 2018), c'est à quel point il eut dans sa revue (uninominale) Die Fackel (Le Flambeau) la dent dure contre les compromissions, les hypocrisies et, tout particulièrement contre la prose journalistique qui conduisait (déjà) aux mots vides de sens, au bourrage de crâne et à l'idéologie sans frein : il était le grand contempteur, le grand redresseur de torts, de la catégorie des chevaliers blancs vitupérant. il est aussi très certainement l'un des plus grands auteurs européens du siècle dernier, et l'un de ceux qui attendent toujours en France une édition un peu systématique qui permettrait de le lire en toute connaissance de cause.
Bien sûr, on ne peut nier qu'il brutalise son lecteur un peu plus que Stephan Zweig... Mais n'est-ce pas justement très, très bon signe ?

Les opinions sont contagieuses : la pensée un miasme.


Je connais un homme sans humour, toujours énervé. Il fait cuire sans ajouter de l'eau. L'émail commence à empester.


Il y a des hommes qui ressemblent, vus de l'extérieur, à un enseignant à peine sorti d'une banque.


Je mange avec voracité pour ne plus songer à manger.


Le libéralisme consiste à offrir de l'eau du robinet.


En amour, il importe d'apparaître moins stupide que l'on est.


La femme ne ressent pas la douleur que lui inflige son mari. Le mari, lui, la ressent.


Les soldats qui ignorent pourquoi il se battent apprennent un jour pourquoi il s ne se battent plus.


Comment mène-t-on le monde, et comment mène-t-on la guerre ? Les diplomates mentent aux journalistes. De plus, ils croient à leurs mensonges lorsqu'ils lisent les journaux.





Karl Kraus Il ne suffit pas de lire, traduit de l'allemand par Alfred Eibel. - Paris, Klincksieck, 220 pages, 17 €

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