Le maquis de Montmartre

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Nos chroniqueurs

Le maquis de Montmartre

Je l'aimais, cette vétuste colline, bien avant que d'en connaître par le menu les fastes millénaires.
Je J'aimais, comme on aime les témoins familiers de sa jeunesse ; parce que l'ascension des ruelles tombant presque à pic au pied du collège était devenue pour moi le dérivatif nécessaire au labeur studieux, gymnatique (sic) pédestre dont l'essoufflement passager se compensait, au sommet de la butte d'une splendide vision du Paris en travail sur lequel tombait lentement le rideau crépusculaire ; celui-ci, bientôt, se parsemait des cent mille étoiles d'or des luminaires humains à la faible clarté, dans un immense cercle nimbé que les scintillements argentés des feux célestes apâlissaient encore.
Je les chérissais ces ruelles, désertes le jour, farouches dans la nuit et dont les hautes et sombres murailles, enclosant de délicieux jardinets, attestaient par mille inscriptions le naturisme primitif des amours qui s'abritaient en leurs retraites. Combien de dimanches successifs gravissais-je la côte abrupte des rues Lepic et Tholozé, pour aller retrouver au vire lot de. la Galette une jeunesse endiablée, avide de recueillir les mille et un bonnets égarés là par les folles victimes de nos modernes don Juan. Combien de fois montrais-je aux camarades les maisons rustiques et placides sous les toits desquelles des artistes célèbres avaient vécu les heures difficiles qui préludent à la célébrité ! C'était l'atelier de Ziem, celui de VolIon, le petit pavillon de la rue Girardon où Paul Alexis, aujourd'hui presque oublié, contribuait à édifier la gloire d'un Zola, tout en brochant quelque conte hanté de ce naturalisme que l'Assommoir et Nana avaient mis à la mode ; où le modeste et sagace critique. Edmond Frank sélectionne avec une pacifique indulgence les nouveautés littéraires qui, chaque semaine, seront signalées aux lecteurs de L'Illustration.
Presque en face, la propriété dans les jardins de laquelle, la muse familière du bon poète Clovis Hugues, lui ménageait ; sous de grands arbres bien touffus, l'heureuse inspiration lyrique qui lui faisait oublier un moment les soucis de la vie parlementaire, cependant que dans l'atelier qu'elle s'était aménagé de plain-pied, face à ces riants bosquets, Mme Clovis Hugues faisait mollir la glaise à dessein de quelques bustes gracieux ou sévère, ménageant ainsi à la tristesse des jours de deuil, hélas ! trop précocement' advenue, la pure joie de contribuer elle-même, par son art, à la consécration du souvenir de celui qui chanta les Soirs de Bataille, les Libres Paroles et l'épopée de Jehanne, la bonne Lorraine. Ah ! le bon temps que c'était là, quand, dévalant des moulins du père Debray, nous allions faire escale au cabaret du Lapin Agile, où nous étions presque certains de rencontrer, devant son éternelle absinthe, le pauvre Georges Brandinbourg rassemblant la copie du Courrier Français, et qui se trouvait là, souvent, en compagnie de Jules Roques, de Courteline et de Willette, — et bien mieux qu'en son modeste logis de la rue Saint-Vincent.
Ce logis, pourtant, n'était pas sans agréments divers. Ombragé de vieux arbres aux essences variées, il donnait l'illusion d'une villa, à cent lieues de Paris ; on n'y payait que très rarement son loyer : c'était une escale de rêve pour les artistes, et si ma mémoire est bonne, George Bonnamour qui produisait alors de curieux romans pour l'Écho de Paris, l'artiste Georges Dupont et Saint-Pol Roux le Magnifique avaient découvert, en ce coin de paradis, fermé aux bruits extérieurs, l'asile propice à leurs méditations. Tout proche était le château des Brouillards, étique bâtisse, mais relique sacrée d'une demeure seigneuriale lointaine dans l'histoire de Montmartre, qui, du reste, évoque tant dé souvenirs.
Hélas ! tout cela ne sera bientôt plus que souvenirs !

***
Le bon peintre Chénard Huché qui aima passionnément ces parages, et qui du haut de son balcon de la rue Caulaincourt dominait le versant nord de la, colline, ne passait pas une journée sans scruter son horizon familier, sûr qu'il était d'y découvrir un motif idoine à sa palette de coloriste, m'a conté sa désolation :
- Oui, disait-il, les puisatiers, les perceurs, les terrassiers sont venus tour à tour forer, sonder, jeter bas le monticule, et la sylvestre symphonie s'est muée en un glas désolé. Tout cela s'en est allé, par un hiver, comme fondu avec la dernière neige qui mettait son manteau d'hermine sur ces hauteurs.
Avec les beaux jours sont revenus les maçons. Et voici les gratte-cieî qui nous masquent la basilique. Les imprudents, qui ont osé bâtir, non pas même, sur le sable, mais sur le vide ! Comment ne se sont-ils pas rendu compte que de ces flancs profonds nos ancêtres ont extrait tout le plâtre qui, des siècles durant, a pourvu aux bâtisses des alentours ? L'exemple de la maison écroulée de la rue Tourlaque n'a donc pas suffi !

Bien mieux, on a creusé là-dessous le tunnel du Nord-Sud, dont la station est là, devant nous, place Constant Pecqueur ; et demain, tous ces jardins, ces frondaisons que vous voyez suc mes toiles, auront fait place, au hasard des lotissements, à des maisons modère nés de six à sept étages, peut-être huit.
Le croiriez-vous, j'ai pleuré, l'autre jour, quand, assis devant mon chevalet, j'ai vu les bûcherons porter leur cognée meurtrière sur ces vieux arbres que j'aimais, et qui dormait encore à notre pauvre maquis l'illusion de la nature. Mais, en revanche, j'ai entendu des brutes de tout âge et de tout sexe, lesquelles, penchées aux lucarnes des masures ou s'écoula leur existence, clamaient leur joie devant le sacrilège. Oui, ceux-là semblaient tout heureux ; probablement pensaient-ils qu'ils allaient voir enfin quelque chose derrières ces vieux arbres. Ils étaient joyeux, parce que le fond de l'âme .- humaine est de mauvais aloi, que la souffrance des choses égaie le barbare, que le pittoresque est pour eux un cauchemar, et qu'ils se persuadent qu'aujourd'hui les travaux des hommes sont autrement supérieurs et commodes que ce qu'ont produit leurs aïeux.
- Sans doute, répondis-je, ce sont là comme des preuves évidentes de l'état d'anarchie latente mais progressive qui règne aujourd'hui sur notre béat pays de France, où la raison du plus fort est toujours la meilleure, où la force prime le droit, où mille tyranneaux prépareraient inconsciemment le règne d'un seul, par seul besoin de satisfaire d'immédiats appétits. Ces pauvres bougres ressemblent à ceux de la Commune de 1871, qui se faisaient mitrailler au détour de ces mêmes ruelles.
Encore ces derniers avaient-ils la folie qui soutient même les mauvaises causes. Aucun de vos barbares n'a pensé que ces coups de hache avançaient son propre exil et qu'il lui faudrait déguerpir en hâte, lorsque les architectes auraient jeté sur le papier les plans des nouvelles demeures d'apparence confortable et, qui, durant quelque vingt ans, dresseront leurs façades altières au long de ces vieilles rues.
Je dis quelque vingt ans, parce que vous savez de quels matériaux l'on sabote la bâtisse de ce temps et sur quels fondements- éprouvés reposeront ces châteaux de cartes. Le château des Brouillards était bien préférable...

***
Et, mélancolique, je m'en fus contourner ces vestiges fantômes pour jeter un coup d'œil ami à la maison de Berlioz, dans la rue du Mont-Cenis, et revoir la petite église de Saint-Pierre, gardienne, parmi ces ruines du Vieux-Montmartre, des traditions d'un culte qui vouait une saine et fidèle vénération à ces lieux que le martyre des trois saints, Denis, Eleuthère et Rustique avait depuis si longtemps consacrés.
Du haut de la rue de Ravignan, je contemplai, une fois encore, la grande cité qui s'estompait dans les brumes du soir, indifférente aux inhumains sacrifices qui confirmeront à la Butte son nom désormais deux fois légendaire du Mont des Martyrs.

Alcanter de Brahm

Le XIXe siècle, 2 juin 1911.


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