L’Extraordinaire atmosphère des salles chinoises

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Les pièces et fragments d’opéras chinois qui sont donnés actuellement à paris ont été visiblement choisis pour le spectateur européen. Ce sont les scènes les plus visuelles, les plus mimées, les moins subtiles. Et le public, déjà très surpris, peut-être dérouté d’abord, doit en être satisfait. Mais ce choix risque de fausser légèrement son opinion. En fait, le théâtre chinois n’a pas toujours cet aspect de music-hall que trop d’acrobaties à Sarah-Bernhardt peuvent suggérer.
J’ai vu ce même opéra de Pékin à Hong-Kong, jouant devcan tun public averti. Les décors y étaient plus riches encore, plus somptueux, plus colorés. J’ai assisté aux fameuses pièces militaires tirées de l’Histoire des Trois Royaumes, et si les acrobates et les clowns y étaient moins nombreux, les combats entre généraux étaient plus longs, plus spectaculaires encore, avec leurs extraordinaires costumes (dont un seul à Paris a pu donner une idée), bardés des quatre drapeaux dans le dos.
Les conventions y jouent un rôle beaucoup plus important (nous avons vu ici la bougie éteinte qui suggère la nuit), voire essentiel : un général qui tient à la main droite un bâton à fanfreluche est à cheval. Pour en descendre, il lève les jambes et passe ce bâton dans sa main gauche. Pour gravir une colline et dominer la situation, il monte sur une table. Pour gravir une colline et dominer la situation, il monte sur une table. Pour évoquer l’embuscade u’il tend, il se tient raide contre un montant du décor. Pour pleure, il passe ses mains sur son visage. Les objets sont réduits à leur plus simple expression : un lit n’est plus qu’un dais minuscule, un calicot tendu entre deux bâtons devient une muraille d’enceinte. Enfin, les innombrables combats entre les armées ne sont plus que des joutes rythmées entre deux généraux dont le vaincu sort tranquillement le premier.
Mais surtout il a manqué à Paris l’extraordinaire atmosphère des salles chinoises populaires (qu’en France nous avions seulement aperçue que dans la Dame de Shanghaï d’Orson Welles). J’ai vu des pièces cantonaises à Singapour dans un Luna-Park où pullulaient les théâtres.
On y entre et en sort quand on veut ; les pièces les unes après les autres durent des heures. On les connaît par coeur et l’on n’y vient que pour apprécier les morceaux de bravoure. Il y a autant de bruit et de va-et-vient dans la salle que sur la scène. L’Européen y est d’abord très dérouté, plus encore qu’à Sarah-Bernhardt. La décoration est violente, multicolore : découpage minutieux de carton peint, dragons-serpents blancs enroulés autour de colonnes orange. Enchevêtrement exubérant mais harmonieux de couleurs criardes ou fondamentales : jaunes acides, verts crus, rouges purs, violets avec les dorures et argentures qui brillent au feu des lampes électriques...
On ne voit d’abord que les masques peints à même le visage, au jeu subtil de lignes et de couleurs où règnent surtout les noirs, les rouges et les blancs. De chaque côté des acteurs en costumes ahurissants (on les voit tels d’abord), deux vitrines en papier découpé où est l’orchestre. Tintamarre épouvantables, batterie de casseroles, rage de disques de cuivre, clochettes énervées, bois sex qui claque; Puis, après quelques jours, cette musique inattendue se transforme en rythme très subtil et très harmonieux à l’oreille européenne.
Les décors sont changés sous les yeux mêmes du public, qui n’y prend pas garde. Les machinistes passent au milieu des acteurs. Ceux-ci, quand ils n’ont pas à parler, se désintéressent de la pièce : ils allument une cigarette, se font apporter du thé qu’ils boivent à la chinoise, au goulot de la théière. Puis ils écrasent leur mégot et reprennent leur texte. Il n’y a pas de souffleur. Et pas d’entracte. Les pièces se succèdent sans interruption. Heureusement les personnages se présentent et annoncent leur rôle.
Le Spectacle, pour un Européen, est aussi dans la salle : les gens entrent, sortent, parlent, font du bruit. Une vieille femme balaie sous les sièges. Une petit fille vend des poires fraîches. Un colporteur trimballe un immense plateau de fruits empalés. Pour vanter sa marchandise, il crie aussi fort que les acteurs. Les gosses courent autour des rangs. Les spectatrices se mouchent violemment dans leurs doigts d’abord, dans leur mouchoir ensuite. Des resquilleurs s’agrippent aux poutres. Mais le public populaire est toujours très enthousiaste, il pousse des ha ! ha ! frénétiques pour marquer sa satisfaction.
Jean-Paul Clébert




Les Lettres françaises, 9-16 juin 1955.

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