Les dernières heures, silencieuses et solitaires, de cette journée qui s’achève, 12 juin 1950, mon 67e anniversaire, 24455 » jour de ma présence sur la terre des hommes, sans compter les 29 février supplémentaires des années bissextiles, en quoi diffèrent-elles des précédentes ? Tant de matins où je me suis réveillé, pareil à moi-même, docile à mes habitudes, assuré de mes réflexes, prêt à reprendre ma tâche. Et ce soir, ce personnage familier, je ne le reconnais pas. Il a perdu son assurance ; il cherche à tâtons sa route, au milieu des repères effacés par la brume. On devrait se défier davantage du calendrier, où s’additionnent, comme dans le bilan d’une banque, des valeurs qui ne sont pas comparables, les jours fastes et les néfastes, ceux qui, si chargés fussent-ils de joies et de soucis, se sont usés sans effets, comme la tempête sur le phare, sur une âme d’acier et sur un corps de granit, et ceux qui, pourtant nus, sans armes ni fanfares, ont fait s’écrouler les murailles et, comme une une feuille au vent, dispersé votre marionnette.
Rien qui m’attire dans ce qui me reste d’avenir. (...)
Pierre Denis Les Métiers et les jours. — Paris, Julliard, 1951.