La ville centauresse

AmesVagabondesEditionsduSoupirail.jpg



Belle et audacieuse anthologie de la poésie symboliste bulgare aux éditions du Soupirail.
Pour vous en donner une idée, au fil des jours, un poème par poète retenu.
Leurs noms ? Pentcho Slaveykov, Ivan Andreytchine, Peyo Yavorov, Dimitar Boyadjiev, Teodor Trayanov, Sirak Skitnik, Ven. Tin., Ekaterina Nentcheva, Nikolaï Liliev, Emanuouïl Popodimitroc, Dora Gabé, Dimtcho Debelianov, Christo Yassenov, Christo Smirnencki. Aujourd'hui, ce poème de Ven. Tin. (Stefan Tinterov, 1885-1912), poète au destin raccourci, lui aussi :


La Ville (fragment)

Elle ressort devant dès mes premiers souvenirs,
lorsque s'enfoncent en nous, sans nous mentir,
les traces profondes de chaque visage attristé
et peut-être que j'ignore — avant que j'aie goûté
au sommeil sur le sein materne, ce monstre
m'était déjà familier. Et peut-être, lorsque,
naissant, j'ai poussé mon premier babil,
était-ce par peur innée d'elle, la Ville,
car je la voyais, Moloch tremblant, penchée
sur moi sa victime, les bras tendus dans l'obscurité,
prêt à prononcer des mots vénéneux...
Depuis lors, se tenant devant mes yeux,
par jours de peine et par nuits d'insomnies,
elle lance sur moi ses regards infinis,
toujours cette reine géante — invisible
comme un esprit, pesant comme un rêve horrible.

Elle me suivait partout. Sa poitrine, tout en sueur
et poussière, haletait dans les contes de terreur
sur des fées d'azur, sur des chevaliers résolus.
Nul monstre en lequel je n'aie reconnu
son visage carnivore, originel... Me suivant
partout et ses yeux toujours me fixant,
elle a troublé mes jeux d'enfant heureux,
figeant d'horreur mon esprit superstitieux !
Résonnant de vide, innombrable assaillant,
et toujours occupée, toujours rêvassant —
sphinge de er et de pierre, devant moi elle était...
Jamais je ne connus la rêveuse paix,
la sainte simplicité de la vie pastorale
où l'âme du peuple palpite, virginale,
sans distractions ni vacarme assourdissant ;
où les charrettes pleines grincent dans les champs
parmi l'odeur de foin et où, sans stupide jalousie,
l'infortune est appréciée voire chérie...

Hélas ! Moi, habitant des tréfonds de la ville
— où, foulés par hasard, sifflent et piquent les mille
dards venimeux de tant de lâches méchancetés —,
j'ai erré partout... J'ai vu des gens ensorcelés,
tantôt rampant, tantôt s'amassant, des esclaves,
ces êtres chagrins — tels des vers sur un cadavre —,
nés pour mourir, nés pour être maudits,
et qui, ciel ! étaient mes frères, mes amis.

Et elle, méchante centauresse, avait ici
parmi eux mêlé ses éclats de rire aux bruits si nombreux —
les cris futiles du gamin de rue, le vacarme
des machines, l'éclat ruisselant des larmes
et les coulées d'or qui partout étincelaient.
Je la voyais,la Ville — qui d'habitude bafouait
les fronts en sueur et non les panses gavées —
poser des couronnes d'épines et de lauriers...
A l'heure du crépuscule et du spleen lunaire,
elle se retirait, dame aux belles manières,
dans le fastueux salon, derrière les stores baissés,
murmurant ces mots des conversation s cachées
en lesquels le charme souffle et le péché hante
l'exaltation haletante de la chair odoriférante.
Meurtrière ou magicienne, anonyme et implacable,
(...)



Krassimir Kavaldjiev (dir.) Des âmes vagabondes. Anthologie de poètes symbolistes bulgares. Choix des poèmes, notices et traduction par Krassimir Kavaldhiev. Avant-propos de Werner Lambersy. Postface de Yordan Eftimov. — Le Soupirail, 2020, 25 €




Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Ajouter un rétrolien

URL de rétrolien : http://www.alamblog.com/index.php?trackback/4856

Haut de page