Un obus et un marteau (la vraie histoire du docteur Rousky)

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Le jour de la relève, dans la matinée, alors que nous attendions nos cuisiniers, j'aperçus, dans le Chemin-Creux, Rousky avec un objet à demi-enfoncé dans la poche de sa tunique et dont il maintenait le reste contre son flanc.
Je le vis pénétrer dans l'étroit retrait de pierre qui flanquait la butte et que j'ai signalé déjà. Intrigué, je l'y suivis et m'arrêtai un instant à l'entrée. J'entendis un gémissement bientôt suivi d'un bruit sec et métallique. Je m'avançait. Rousky, le visage crispé, brandissait un marteau dont il s'apprêtait à frapper la fusée d'un obus de 210 placé devant lui ; un obus non éclaté, que l'on avait déposé là. Je me précipitait, saisissant le marteau avant qu'il retombât :
— Monsieur Rousky, m'écriai-je, que faites-vous, que voulez-vous faire ?
— Me tuer, dit-il, d'une voix sourde. j'ai frappé déjà une fois, mais pas assez fort ! j'ai manqué de courage !
— Vous êtes fou ! Vous pouviez peut-être vous faire sauter, mais en tuer d'autres !
— Non, l'obus éclatait dans cette petite carrière de pierre et ne tuait que moi. J'ai trouvé l'occasion, je voulais moi aussi mourir au Front.
Il m'avait abandonné le marteau. Je reconnus celui qui nous servait à ouvrir, avec ciseau à froid, les caisses de chlorure de chaux dont nous disposiions pour désinfecter les tranchées, les feuillées et les morts déterrés par les obus.
— Mourir au Front, murmurai-je ; mais au Front l'on est tué, on ne se tue pas soi-même.
— Ah ! vous avez raison, s'écrit Rousky, comme si ma remarque lui apportait une vérité lumineuse, vous avez raison ! J'ai voulu tricher ! J'ai eu la tentation de tricher ! Promettez-moi, mon ami, de ne dire à personne ce que j'ai fait ! Promettez-moi !
Je promis sur l'honneur. Nous regagnâmes le poste de secours où le repas nous attendait. Rousky semblait rasséréné, se forçait à l'enjouement.
— Nous avons fait, M. Rousky et moi une petit tournée, dis-je aux copains. J'ai retrouvé notre marteau que ceux qui 89 ont dû laisser trainer.




Charles Vildrac Souvenirs de la Grande Guerre. Edition établie et présentée par Georges Monnet. — Paris, Editions Claire Paulhan, MMXXI, 288 pages, 28 €

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