Les Nouvelles à la main

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Nouvelles à la main

L'imagination des auteurs n'est pas toujours la folle du logis que l'on dit. Elle connaît ou fait connaître, hélas ! des apaisements désastreux pour son maître. Alors, il tend l'oreille aux propos d'autrui. il ouvre les yeux autour de lui, où trop souvent ne se passe pas grand'chose, il s'inspire de sa propre expérience, qui est courte ou confuse, ou bien encore il lit les journaux. Un grand littérateur, Elémir Bourges, se rêpaissait des causes célèbres de la Gazette des Tribunaux ; et l'on sait que Stendhal et Flaubert ont tiré deux chefs-d'œuvre de faits divers, l'un avec le Rouge et le Noir, l'autre avec Madame Bovary. Les Goncourt consignaient par écrit toutes les nouvelles vraies ou fausses qu'on leur apportait. Ils en avalaient parfois de belles, soit, par exemple, que les jeunes filles d'une île du Pacifique récitaient, avant de s'endormir, une poésie de Swinburne. Mais que l'on ne veuille pas voir là une mine de renseignements pour la Postérité sur le XIX- siècle : ils formaient ainsi une sorte de répertoire à leur usage. S'ils ont voulu qu'il fût publié un jour, c'était, sans doute pour venir en aide aux écrivains de l'avenir. Leur générosité professionnelle, est d'ailleurs bien connue...
Soyons sérieux. Nourris du XVIIIe les Goncourt reprenaient tout bonnement la tradition de Bachaumont, de Pidansat de Mayrobert et de Moufle, d'Anzerville, qui nous ont laissé un recueil d'indiscrétions formant 18 tomes, et que l'on connaît sous le titre de Mémoires secrets. Les Imitations ne s'en comptent pas. Il y a, toutefois, parmi les plus célèbres et les plus importantes, l'Espion anglais, J'Espion chinois, auquel collabora Casanova avec son ami Gondard et le Gazetier cuirassé. On peut ajouter les rapports de police, qui n'eurent d'autres nécessités que de distraire Louis XV à son petit lever. On ne saurait ranger au nombre de ces ouvrages nourriciers de l'imagination, le recueil de ragots fielleux et de calomnies invraisemblables que sont les Mémoires de Viel-Castel, qui voudraient être du Saint-Simon, et dont une grande partie fut détruite par autorité de justice, vers la fin du siècle dernier.
Les Mémoires dits de Bachaumont, eux, ne sont pas sans une certaine bonhomie qui en garantirait l'authenticité si quelques-unes de leurs anecdotes n'étaient connues par ailleurs. Mais Bachaumont disposait de moyens d'information et de sondage plus perfectionnés et plus étendus que ceux des Concourt. Ils n'ont même d'équivalents que dans la presse actuelle, avec ses « correspondants particuliers » et ses « envoyés spéciaux ».
Ce fut vers 1737, que Bachaumont, architecte amateur et « bon ami » de Mme Doublet, entreprit, avec le frère de celle-ci, l'abbé Legendre, de renseigner la Cour, la ville et la province, ou plutôt de l'amuser. Depuis longtemps, déjà, Mme Doublet, épouse d'un trésorier général, entretenait sa soeur, Mme de Souscarrière, retirée dans sa maison des champs, des événements du- jour. Elle le faisait avec tant de piquant et de détails que l'appétit de sa correspondante devint insatiable. Il faut dire qu'elle alimentait aussi le désœuvrement de ses voisins des lettres de sa sœur. C'était encore le bon temps pour les épistoliers et surtout les épistolières, car la gazette imprimée était plutôt terne -et ne se répandait pas comme aujourd'hui.
Bachaumont, l'abbé Legendre et Mme Doublet se mirent à fureter dans tous les salons et même les offices pour nourrir le monstre dans sa retraite. Les amis s'en mêlèrent ; les laquais recopièrent ; plus tard, ils regardèrent par le trou des serrures et rédigèrent eux-mêmes leurs impressions. Bref, une société d'informations se constitua, que l'on nomma la Paroisse. Elle comptait vingt-neuf paroissiens, sous la présidence des des trois susdits, réunis par l'appellation de Sainte-Trinité. Il y; avait, parmi les paroissiens : Bernis, Voisenon, Pont de Veyle, d'Argental, Faiconet, Piron, Çoypel, Caylus, Largillière, Helvétius, Marivaux, Mme du Bocage et Besenval. Ils arrivaient à la même heure; et chacun s'asseyait sous son propre portrait. Les nouvelles qu'ils apportaient étaient déposées sur un bureau. On les contrôlait, puis on en faisait deux parts, l'une pour les plus vraisemblables, l'autre pour les suspectes. Après quoi, l'on passait dans une pièce voisine où l'on mangeait et buvait ferme pour noyer la conscience.
Cette correspondance, toujours manuscrite, ne s adressait plus seulement à Mme de. Souscarrière, mais à de nombreux Jecteurs. N'étant pas encore une gazette, elle fut décorée du gentil nom de gazetin. « Un recueil suivi de ces feuilles, écrivit Bachaumont dans une annonce, formera proprement l'histoire de notre temps, a Pendant plusieurs années, elle fut déposée chez les portiers des abonnés, et cela sans désagrément jusqu'au jour ou l'auteur de Manon Escaut dut partir pour l'exil, convaincu d'avoir fourni au gazetin de graves indiscrétions. C'était en 1745. Omer de Fleury protestait au Parlement contre les "nouvelles à la main" qui abusent. la crédulité des peuples. Nous ne suivrons pas les vicissitudes des gazetins et de la Paroisse. Disons seulement que, en 1770, il fut question d'enfermer, au Fort-Lévêque, le valet de chambre de Mme DouNet, lequel avait fourni une note sur la conduite galante de Mme de Monaco, alors repentie, ou presque.
Toutes ces notes, réunies depuis sous le titre de Mémoires Secrets, et qui, dans leur ensemble, forment un document plus minutieux et véridique que le journal des Concourt, et surtout les Mémoires de Viel-Castel un précieux aliment pour les' conteurs et les romanciers, soit que leur imagination somnole, soit qu'ils veuillent asseoir leur fantaisie sur la vérité. En outre, la poésie du passé,' une certaine liberté que leur donne le recul, ne peuvent que les inciter à chercher plutôt là que dans leur temps une source d'inspiration. Sans-m'attarder à déceler les emprunts de quelques-uns de nos contemporains plus ou moins immédiats aux anciens. Mémoires ou même aux Historiettes de Tallemant des Réaux; je me rappelle avoir acheté dans .une boutique de la rue Ménard, bien connue des fureteurs, les Histoires trafiques de François de Rossel, 1688, où sont contenues les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes, arrivées par leurs ambitions, amours déréglées, sortilèges, vols, rapines, et par d'autres accidents divers et mémorables. Cet ouvrage, sorte de gazette des tribunaux romancée, contenait environ cent cinquante signets et d'innombrables remarques qui prouvaient qu'un nouvelliste, apparemment collaborateur d'un quotidien, trouvait là son bien et sa pâture.
Pour en revenir aux gazetins, je confesse que c'est dans une nouvelle à la main de 1733, encore inédite, et à la cote des Manuscrits français 13.694 de la Bibliothèque Nationale, fol. 1-2 (1) que j'ai trouvé l'embryon de la Bienheureuse Raton, fille de joie.
J'en ai placé l'action en 1773-1771, afin de pouvoir réunir certains personnages, et j'ai déformé, au bénéfice de la Poésie et de la Vertu, l'esprit de cette note que je n'ai pas eu la perversité d'inventer. J'ose soutenir que pareil sujet ne me serait jamais venu à l'esprit. Même, je n'aurais pas osé le traiter sans l'assurance qu'il fut vécu autrefois, en un siècle, il est vrai, plus libre que le nôtre, mais qui se faisait de la Vertu une idée moins mesquine qu'aujourd'hui. J'en pourrais appeler, pourra défense de mon héroïne, à notre bon maître, quil écrivit, à propos de Marie l'Egyptienne) dans la Rôtisserie de la Reine Pédauque, quelques lignes touchantes sous leur feinte ironie. La mienne est de qualité trop inférieure pour que j'ose espérer qu'on me la pardonne. Cependant, mes intentions étaient pures. Me dira-t-on que j'aurais dû prendre le ton de l'hagiographe pour développer une information (peut-être destinée à Mme de Souscarrière) plutôt comique en soi, et que voici dans son entier, à l'orthographe près ?
L'aventure de la femme de chambre du duc Aiguillon est l'épisode qui orne aujourd'hui la scène. Cette soubrette, que l'on dit extrêmement jolie, pressée vivement par ce seigneur de l'aider dans ses besoins amoureux, y. a consenti enfin, aprës accord mis dans le marché, pour clame principale, que dix pistoles seraient le prix de chaque faveur, et qu'il donnerait cent pistoles de droit d'entrage. Les conditions ont été remplies assez exactement, jusqu'à ce que la fille ayant une somme de cinq mille livres, elle l'a crue suffisante pour se faire un établissement et s'est retirée dans un couvent., dans le dessein de se faire religieuse. Mais l'abbesse, ne trouvant pas la dot complète, a renvoyé la prétendante pour achever de la gagner. La duchesse d'Aiguillon, qui n'était pas au fait, l'a reprise. et le duc. qui, sans doute, était détache de la soubrette, n'ayant plus voulu continuer l'oeuvre pie, a procuré à cette fille quelques seigneurs de ses amis qui ont eu bientôt acheva la dot que l'on peut bien dire qu'elle a gagnée à la sueur de son front. Cette aventure, qui a perce par l'indiscrétion des amis du due d'Aiguillon, a procuré à cette fille tout Paris à la prise de voile, et, ce qu'il y a de singulier, c'est que Mme la duchesse, qui l'aimait et qui n'a pas su à quel. jeu elle avait gagnai- cet argent, a fait les honneurs de la cérémonie et lui a donné une pension.

Fernand Fleuret

(1) Nouvelles à la main des années 1734-1739, adressées à M. Poulletier de Nainville, intendant de Lyon. MFrançais 13694. Ancienne cote : Supplément français 1840 XVIIIe siècle. Papier.285 feuillets.220 × 160 mm. Cartonné. Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits

Paris-Soir, 14 décembre 1926/


Illustration du billet : Fleuret par E. O. Friesz (1907), Centre Pompidou.

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