Mon bon vieux maître (1926)

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Mon bon vieux maître

En premier lieu, afin d'éviter, toute confusion, il. convient de noter qu'il n'est ni bon, ni vieux, ni surtout un maître. Il ne se pique pas d'originalité, d'ailleurs, et ne , se montre avide que de puissance, d'autorité et d'argent.
Il demeure, d'aspect, et par sa sagacité, assez alerte et n'a que l'âge de ses artères qui paraissent très élastiques.
Toutes choses de la littérature se trouvant ramenées par lui au point de vue « affaires », quiconque se permet une critique d'un de ses ouvrages devient un ennemi et ne l'emporte pas « en paradis ».
Sans vouloir jamais y mêler un sot amour-propre d'auteur, il ne vise qu'à soutenir ses intérêts professionnels en protégeant sa raison sociale. Et c'est ainsi qu'il n'est pas bon : rien, rien au monde, ne fera; qu'il s'attendrisse sur ce chapitre-là et il aura la peau du personnage qui veut afficher de l'indépendance.
J'affirme enfin qu'en l'appelant « mon » maître, je défends en outre un peu mon bien, parce que, à plusieurs reprises — oh ! dans le simple désir de se renouveler — il m'a emprunté de cette substantifique moelle chère à Rabelais, dont je bourrais mes projets personnels en les lui exposant : ma confiance illimitée répondait à sa sollicitude...
Depuis...
Cette prudence sera peut-être sévèrement jugée lorsque j'aurai avoué que je lui dois beaucoup.
Aucune recommandation, bien entendu, aux puissants du jour ; mais des enseignements pratiques, des avis utiles, des conseils, des suggestions, de paternelles remontrances aussi parfois.
J'ai pensé, au début de nos relations, que le sourire perpétuel dont ses lèvres étaient fleuries était son expression naturelle : son soin fut, après un contact presque quotidien, de me détromper.
- Le sourire, me déclara-t-il, signifie aussi bien la bienveillance que que l'ironie, l'intérêt que la compréhension et il faut que notre interlocuteur interprète toujours en sa faveur la manière dont nous l'écoutons. Les femmes, notamment. Si l'on vous conte quelque bourde, vous n'êtes pas dupe, puisque vous souriez. Pour une requête, vous avez l'air de l'accueillir et, en général, cela suffit. La politesse exige que vous prêtiez l'oreille aux propos les plus insignifiants : nul ne vous accusera, grâce à un sourire attentif d'être orgueilleux, — ce qui rebute, — distrait — ce qui gêne, — sérieux. — ce qui ennuie.
Cette admonition m'était échue parce que, à une question posée à brûle-pourpoint, je m'étais trouvé dans la nécessité de réfléchir avant de donner réponse, et mon visage trahit sans doute une contention d'esprit, trop marquée à son gré.
— Mauvais !... Mauvais !... Mauvais !... murmure le maître avec ce léger bruit des lèvres qui révèle l'agacement.
En relevant le nez, je ne fus pas peu surpris de découvrir les traces d'une méchante humeur dont je le tenais pour incapable. Jugez de ma confusion : jusque-là, en effet le maître m'avait paru avoir des yeux petits et malicieux; et, cette fois, ses paupières largement ouvertes laissaient voir deux grands disques sombres comme pour mieux scruter en moi.
Quel contraste avec la fine lueur, spirituelle, amiable ou simplement courtoise, frisant sous les cils entre-bâillés sur une fente mince !
C'est alors qu'il me fit son cours sur le sourire, et je devinai enfin que l'aspect qu'on lui connaît est le fruit d'une longue étude, propre à rendre aussi aisée l'attaque que la défense.,
Dans un cas comme celui-ci, il y à toujours à craindre de se tromper ; il advint pourtant que mon intuition rapide fut confirmée dans : là suite par le maître en personne. Un jour, au moment de mon arrivée, le valet, de chambre m'avertit' que le maître était encore à sa toilette et j'entrai aussitôt dans la bibliothèque.
Cette pièce sert à la fois de cabinet-de travail et de salon ; c'est l'endroit où le maître reçoit le plus volontiers. Entouré de livres, encadré de reliures somptueuses et dé bibelots de choix, il est assuré de produire l'effet qu'il cherche probablement, et qui impressionne le visiteur même habitué déjà aux aitres.
Or, le maître était dans sa bibliothèque et non à s'habiller.
Très absorbé, il ne m'entendit pas entrer. Mon "bonjour" resta au fond de mon gosier et je fus cloué sur place, d'étonnement : devant un long miroir où l'on pouvait s'admirer de pied en cap, le maître adressait mille grimaces comme s'il examinait sur ses traits le progrès de ces outrages que la marche du temps inflige aux faciès humains, qu'il s'agisse d'un grand homme chargé d'honneurs ou d'un margoulin de lettres.
Il remuait la mâchoire en tous sens, gonflait les joues, faisait jouer tous les muscules, fronçait les sourcils, allongeait le visage ; mais, sans cesse, il revenait à son expression souriante, les paupières bridées tout à coup comme de coutume.
J'avais beau être immobile plus qu'une statue, retenir mon souffle, toute présence, à la longue, se révèle, surtout avec des sens aussi aiguisés par une sorte de guet continu que ceux de mon maître : il peut, affirme-t-il, tout en suivant une conversation, percevoir ce qui se dit à quelques pas de lui dans une autre conversation ! Comment ne m'avait-il pas encore deviné là, béant, mal à l'aise, suant de mon indiscrétion involontaire ? Je voulus battre en retraite ; le plancher gémit imperceptiblement, et je me sentis tout pantelant : le maître se retourna tout d'une pièce en se ressaisissant aussitôt.
— Qu'est-ce que c'est ? fit-il, la voix sifflante.
J'attendais la bourrasque ; m'ayant reconnu, il murmura, très calme :
— Ah ! c'est vous !
Son dédain fut écrasant pour moi ; on ne dit pas avec plus d'accent : « Il est si bête, celui-là, que j'aurais bien tort de me frapper ! »
Et, plein de-bonhomie, retenant son sourire normal,.il ajouta :
— Répétition générale, mon cher ! Quand on doit battre l'estrade toute la journée, il est nécessaire de savoir l'effet qu'on, produit, et cela, dès le matin. Vous verrez cela plus tard, jeune homme I Mais, en attendant, motus à âme qui vive, hein ! Je vous initie aux petits trucs, du métier, et c'est sacré, ça !
Et nous parlâmes d'autre chose.


Jean-Paul Hippeau.

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