En 1996, Jacques Réda abandonne à la surprise générale la direction de la plus
sélect des revues littéraires, La Nouvelle Revue française. Depuis 1987, il l’avait
redynamisée et l’avait rendu à l’esprit de Jean Paulhan en veillant à y assurer le
mélange caractéristique d’une aimable curiosité, appuyé sur une capacité d’accueil
attentif, et d’une légèreté presque badine, tout à fait joyeuse, ou joueuse. Jacques
Réda, poète éminent par ailleurs depuis 1952, abandonnait le médium revuiste
brutalement alors qu’il lui convenait parfaitement. Il aura su donner à la vieille dame
ses dernières belles années, et les sommaires et rubriques nourries de curiosités
parlent d’eux-mêmes. Surtout, il connaissait l’intérêt du média périodique, et son
charme, depuis qu’enfant il avait créé sur les bancs de son école son propre organe
consacré au… football. Jacques Réda renonçait donc à s’exprimer autrement qu’en
opus consacrés, en respectables volumes ? Apparemment, c’est ce qu’il faisait, mais
c’était mal le connaître que de croire qu’il pouvait ainsi délaisser l’esprit d’enfance et
ce que les grands auteurs tartinés de componction considèrent comme des
enfantillages : le poète libéré des contraintes de la maison-mère de la rue Sébastien-
Bottin et le poids de conventions allait pouvoir consacrer à la poésie et à la vie de
son quartier, le XXe arrondissement, une partie de son énergie créatrice. Entre
Pyrénées et Gambetta, il allait désormais exercer ses talents de journaliste de la
« petite presse ».
Jacques Réda incarne la pure autonomie capable de supporter le conforme pour
éprouver aussi une marginalité bien tempérée. Malgré son âge (il est né en 1929), il
a toujours fait preuve de cette autonomie et la publication de sa petite feuille de
choux en un replet volume plein de couleurs accessible à tous atteste de ce
paradoxe. Depuis la publication de son premier livre en 1952 (Les Inconvénients du
métier, Seghers), il n’a eu de cesse de prendre ses lecteurs à contre-pied, comme un
footballeur dribblant, justement. Tant par la qualité de ses livres que par son goût des
chemins de traverse. En somme, il fut l’employé de l’ordre conventionnel tout en
restant le bon ami du désordre, de la mauvaise herbe, du pavé mal aligné, de
l’entropie. Il reste, par exemple, capable de défendre ardemment son goût pour le
vers régulier (Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français,
Buchet-Chastel, 2019) et, dans le même temps, d’incarner le poète gyrovague le plus
célèbre de la banlieue parisienne, le champion du cheminement aléatoire en zone
urbaine. On peut dire qu’il a côtoyé et peut-être dépassé le maître de l’errance Léon-
Paul Fargue avec Les Ruines de Paris (Gallimard, 1977) ou Hors les murs (id.,
1982). Esprit libre bien chaussé, il est un cheminot d’excellence, la succession des
pas faisant généralement naître les bonnes idées. C’est d’ailleurs au cours de ses
promenades urbaines et péri-urbaines que l’a assailli l’envie de compiler le matériau
poétique qu’il y a recueilli. Inspiré par l’exemple des Petites Feuilles de 1941-1942
(L'Âge d'homme, « Poche Suisse » n°161, 1998), surnommées les cinq « Moby Dick » par
leur auteur-même, le grand Helvète Charles-Albert Cingria (1883-1954) dont Jacques
Réda reste l’un des adeptes les plus influents, le Parisien a imaginé Le Citadin du haut de son XXe arrondissement, territoire presque aussi altier que la Suisse vénérable. A l’occasion de la parution du Vingtième me fatigue, suivi du Supplément à un inventaire lacunaire des rues du XX e arrondissement (Dogana, 2004), c’est en voisin que nous nous étions rencontrés afin d’évoquer sa petite revue photocopiée. Je préparais alors un grand article consacré aux revues rédigées par un seul rédacteur, ou revues uninominales (« Les revues d’un seul ou l’apothéose des fortes têtes » (La Revue des Revues, n° 56, 2016) et il en constituait le cas-type, calligraphiant, photocopiant, pliant, agrafant et postant lui-même sa production discrète. Il figura donc dans mon étude en bonne place à côté de son maître-farceur Cingria, car il était singulièrement épatant que celui qui avait dirigé la NRf passe sans transition de l’académisme de bon aloi de la rue Sébastien-Bottin au fanzine poétique autonome de l’habitant de l’un des quartiers les plus populaires de Paris. Avec toute sa malice, Jacques Réda produisit donc entre 1997 et 2010 son propre bulletin de liaison en 34 livraisons sur divers papiers de couleur au format traditionnel de la célèbre Lanterne de Rochefort (le « in-16 » de la petite presse du XIXe siècle, environ 8/15 cm) où il entassait photographies de devantures anciennes et de plaques d’égout remarquables, poèmes, dessins, fausses polémiques avec le « groupe Interflou-Polypress » prétendument éditeur de la feuille de chou, éloges de poètes amies-amis ou commentaires de la vie locale. Vraie ou inventée d’ailleurs. Le premier écrit de novembre 1997 concernait ainsi « Les Allumettes » et lançait cette question apparemment essentielle : « Où peut-on de nos jours se procurer des allumettes ? » Le ton était posé entre fausses acrimonies et amusements, nouvelles de la vie infra-ordinaire et chroniques propices à la réflexion, Jacques Réda retrouvait l’enfant qui avait dès les bancs de l’école produit son petit journal à la main. Quand on en est atteint, le virus de la presse ne se perd plus. Sans oublier l’excitation de la terrible vie de l’entreprise hautement capitalistique que fut le « groupe Interflou-Polypress » dont « la prise de parts de la grande, belle et sage famille Lê-Van Thaï dans le capital » n’est qu’un court épisode. En somme, Jacques Réda, en rêveur qu’il a toujours été, inventait en jouant son entreprise imaginaire, une saga digne de Dallas et secouait la torpeur du XXe arrondissement sommeilleux. Parfois, le « Docteur Badanglé », philosophe-conseil de la rédaction, venait-il aussi livrer sa vision de « l’instant-monde » et, accessoirement des conseils sur l’univers… Réédité ces jours par les éditions Fata Morgana, Le Citadin aux pages multicolores est probablement le livre le plus inattendu de l’année, et l’un des plus joyeux. Les récipiendaires des numéros originaux ne se doutaient probablement pas qu’un jour tout le monde pourrait lire « La très jolie poésie du Citadin » (ironique et légère mais formellement impeccable) telle qu’ils l’avaient découverte en février 2004 : « L’homme était assis dans sa chambre/ Et regardait tomber le jour/ Précocement ; c’était décembre/ Et la lumière, tout autour,/ S’en allait, touchant chaque chose/ Comme pour la dernière fois./ Elle emporta même une rose/ qui brûlait comme un feu de bois … Alors, en silence, la nuit/ Entra, se mit très vite à l’aise/ Entre ces murs
où l’homme, lui, Glacé jusqu’au fond de la moelle,/ Reprenait vie en discernant/ le fin
tremblement d’une étoile – Puis quelqu’un appela : Fernand ? »
Facéties, fantaisies, ironies douces, Le Citadin représente l’inattendue joie de vivre
au milieu de nos pairs d’un homme de lettres au tournant du siècle. Malgré l’attitude
détestable du fameux « Gérant : J.-F. Pommier » (du groupe Interflou-Polypress
évidemment), Jacques Réda, ce Gavroche malicieux de la poésie, a lancé un pavé
de couleurs contre l’esprit de sérieux, cinq cent quarante-huit pages de plaisir, à coup sûr un
best-seller à venir.
Jacques Réda Le Citadin. - Fata Morgana, 588 pages, 25 €