Jean-Pierre Martinet par Pascal Pia

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Le 4999e billet de l'Alamblog ne pouvait concerner un auteur bénin vu par un critique débile.



Phantasmes et obsessions

M. JEAN-PIERRE MARTINET vient de oublier simultanément un roman et un essai. J’ignore si ces deux ouvrages constituent ses débuts littéraires. Le souci de justice qu’atteste son essai, sur lequel je reviendrai plus loin, peut donner à penser que M. Martinet n’en est pas encore à l’âge où commencent à se faire sentir la lassitude et la résignation, mais son roman ne contient rien de ce qu’on trouve habituellement dans le premier lyre d’un jeune romancier. Il est rare, en effet, qu’un auteur de vingt ou de trente ans, même s’il ne demande pas de sujets de romans à la vie quotidienne, n’introduise au moins dans ses fictions quelques éléments provenant de ses propres expériences ou fournis par des personnages qu’il a eu l’occasion d’observer. En 1918 et 1920, les lecteurs de Kœnigsmarck et de L'Atlantide. sans disposer d’aucun renseignement sur Pierre Benoit, pouvaient deviner que ce raconteur d'histoires extraordinaires avait dû connaître autrement que par ouï-dire la société à la fois un peu ridicule et un peu attendrissante des érudits poussiéreux qui, dans de petites villes de province, poursuivent de patientes recherches sur des sujets insignifiants. Quelques détails topographiques de très faible importance peuvent révéler qu’un romancier a vécu un certain temps dans telle ou telle ville, qu’il ne nomme pourtant nulle part. On ne tirera pas de déductions semblables de La Somnolence. M. Jean-Pierre Martinet n’y a rien fait entrer qui pût un instant détourner notre attention de la septuagénaire qui, seule, y a la parole.
Quoique cette personne s’adresse assez souvent à un compagnon qu’elle vouvoie, la conviction ne tarde pas s’imposer que celui-ci ne se trouve pas près d’elle. On en vient même à se demander s’il n’appartiendrait pas au même monde fantasmagorique que certaines petites filles aux cheveux roux, à qui la monologueuse prête de noires intentions. Dès les premières pages de La Somnolence, ce que Martha Krühl dit de ces méchantes enfants nous instruit de sa déraison, ou plutôt du caractère hallucinatoire des perceptions à partir desquelles s’exerce sa logique. Où sont ces fillettes qui, « depuis des années », veulent la mort de Martha et dont les rires odieux ne s’interrompent jamais longtemps ? La persécutée, qui ne les a jamais vues, les soupçonne de se dissimuler dans son lit, soit entre les draps, soit dans le sommier ou sous le matelas, « ou tout simplement à l’intérieur de l’oreiller, bien enfouies sous la plume », et « prêtes à lui sauter dessus » quand elle ira se coucher.
Ces petites harpies font partie du réseau d’obsessions dans lequel Martha, en dépit de ses plaintes, se meut peut-être plus aisément quelle ne le ferait dans un monde sans maléfices, si elle devait se trouver un jour ramenée à la sèche réalité. Elle voit tournoyer de « sales oiseaux », dont les ailes coupantes pourraient lui trancher la gorge, des oiseaux « plus terrifiants encore que les hommes au regard sournois ». La comparaison qu’elle fait entre ces martinets acérés et les chaudes et palpitantes petites boules de plumes qu’étaient les oiseaux au temps de son enfance montre que Martha n’a pas toujours divagué. Mais à quel moment de son existence a-t-elle commencé à dévier, et dans quelles circonstances, c’est un point sur lequel ses propos ne permettent que de timides hypothèses.
L’homme que Martha accable de sarcasmes et dont le silence fait douter qu’il soit présent pourrait bien n’être que la caricature d’un amant autrefois désiré en vain. Il serait difficile de se faire une image précise de ce personnage sans nom, d’après ce qu’est censé lui dire sa contemptrice : parmi les reproches qui lui sont distribués en abondance, ceux qui se répètent le plus concernent sa veulerie, l’habitude qu’il a prise d’aller dans de médiocres bistrots pour y boire une bière fade et tiède, et son obstination à porter un vieil imperméable crasseux. Mais on ne saurait considérer comme anormal que, parlant toute seule ou s’adressant effectivement au triste compagnon qu’elle laisse, la nuit, s’abriter chez elle, la vieille femme ne fasse pas état de détails signalétiques. En revanche, ce qui est singulier, ce sont les réflexions qu’inspire à Martha l’intimité qui s’est établie entre elle et son hôte. L’a-t-elle autrefois rebuté ou, au contraire, a-t-elle eu à regretter qu’il n’ait pas sollicité ses faveurs ? Les récriminations auxquelles elle se laisse aller ne sont pas exemptes de contradictions :
« Rien ne vous intéresse, ni l’amour, ni les livres, ni la nature, absolument rien. Vous ne vous détestez même pas assez pour vous tuer. Vous passez vos journées à traîner dans la ville, sans jamais adresser la parole à personne ... Le reste du temps, assis, tourné contre le mur, ou bien couché sur un matelas que vous avez vous-même installé dans la cuisine — car il y a bien longtemps que je ne vous admets plus dans mon lit et que la simple vue de votre corps gonflé comme une outre me donne la nausée. Je me demande parfois si vous ne m’en voulez pas de n’avoir jamais cédé à vos avances maladroites, mais avec vous, c’est bien difficile à savoir, vous êtes si impénétrable. Peut-être vous méprisez-vous de ne vous être jamais conduit en homme avec moi, peut-être ne pouvez-vous pas supporter dans mon regard la vérité que vous y lisez sur votre médiocrité, votre lâcheté, votre absence de virilité, peut-être, tout simplement, me haïssez-vous d’une haine profonde, sans bornes, que masquent mal votre apparente indifférence et votre mutisme obstiné. »
Sa consommation régulière de whisky ne fait pas s’assoupir en Martha le sentiment d’être en butte à une malveillance générale et systématique. Les conjurations enfantines auxquelles elle recourt pour se protéger n’ont pas le don de la rasséréner. Le bruit lui est insupportable, mais il suffit qu’il cesse pour que le silence lui fasse horreur. Aucun spectacle ne lui procure d’apaisement. En été, les frondaisons du parc qu’elle aperçoit de sa fenêtre ne lui offrent que ce qu’elle appelle « la monotonie des feuilles et de la lumière ». La couleur du ciel est alors pour elle une « couleur de mort », associée au souvenir que lui a laissé le matin ensoleillé où elle découvrit le cadavre de son père, le pasteur Krühl légèrement balancé par la brise sous le cèdre aux branchés duquel il s’était pendu. Peut-être est-ce le choc affectif subi ce jour-là qui a fait basculer Martha Krühl dans un monde particulièrement propice aux phantasmes les plus déprimants. Tout ce qui intéresse, séduit ou émeut ses contemporains est indifférent à la vieille femme ou lui donne envie de bâiller. Sa définition de son existence a quelque chose de baudelairien : « Un long bâillement douloureux avant le sommeil. » De son éducation religieuse, elle semble avoir retenu surtout ce que certains pasteurs croient devoir dire à leurs ouailles pour en tempérer les instincts. Bien qu’elle reconnaisse avoir connu en son plus bel âge « des moments privilégiés, presque miraculeux », qu’elle attribue à la générosité divine, Martha tient que « la vie n’est qu’un écoulement obscène », et l’appétit des plaisirs physiques un élément de perdition. Elle résume tout cela avec une concision dont seraient incapables bien des gens satisfaits de leur équilibre : « Secrétions et infamie. Les cheveux tombent par plaques. Plus de dents, mais un râtelier fait l’affaire. Ce n’est pas plus mal, ainsi, finalement : un corps jeune el ferme est toujours l’instrument du péché, mon père le répétait souvent, le dimanche, au temple, tandis qu’un corps disgracié, flétri, rapproche de Dieu. »
Le whisky aidant, Martha Krühl éprouve la conviction de courir d'étranges aventures dans des lieux déconcertants. L’immeuble où elle habite compte soudain un plus grand nombre d’étages et les personnes qu’elle croise dans l’escalier semblent ne pas entendre les questions qu’elle leur pose. Un jeune homme aimable, et cependant un peu inquiétant, rencontré par hasard, l’identifie à la Malibran et prétend lui faire écouter « un enregistrement unique » de celte cantatrice : « Il date de 1843, de l’époque où elle était la maîtresse du grand poète allemand Friedrich Holderlin. » Pour donner une idée de l’extravagance de ces délires, notons qu’en 1843, Holderlin, qui allait disparaître, avait soixante-treize ans, et qu’il n’a probablement jamais eu l’occasion d’être présenté à la Malibran, morte à vingt-huit ans en 1836. M. Pierre Jean Jouve devient pour Martha et pour son sigisbée d’un soir imaginaire, un grand poète autrichien, auteur d’un livre superbe intitulé < Derrière le noir du miroir ».
La somnolence de Martha est une somnolence prodigieusement active. La raison de Martha s'égare, mais ne s’engourdit pas. Et la vieille femme s’exprime avec tant de vivacité qu’en dépit de son entrée dans un monde où nos systèmes d’échange sont inutilisables, peu de lecteurs seront tentés de lui fausser compagnie.

LA composition d’un tel ou vrage implique une intelligence aiguë de la création littéraire. Un confectionneur de romans populaires connaissant bien son métier peut torcher sans grand effort un roman de science-fiction qui en vaudra bien d’autres. Faire monologuer pendant deux cent cinquante pages une vieille femme dont les phantasmes, devenus pour elle vérités, ont gravement perturbé les facultés d’idéation, exige de la contention et du sens critique.
Si M. Martinet n’avait publié cet automne que l’essai qu’il vient de consacrer à t’Serstevens et à un roman de cet auteur paru en 1920, on se demanderait probablement s’il n’a pas tenu une gageure en s’attachant à rendre justice à un écrivain qui, dans les trente dernières années de sa vie, n'était apprécié que pour ses récits de voyage. Ayant lu, par hasard, Un apostolat, M. Martinet a nettement saisi tout ce que sous-entend l’histoire que t'Serstevens y raconte.
Pour faire des personnages de son livre les membres d’une association ayant pour dessein l’amélioration de la condition humaine, t’Serstevens n’avait pas eu besoin de recourir aux lumières des sociologues. Au début du siècle, les petites sociétés de pensée à tendances phalanstériennes et les groupuscules révolutionnaires hostiles à Marx, mais imprégnés de Proudhon, de Bakounine ou de Stirner, ont été assez nombreux. La plupart substituaient à la morale bourgeoise et à l’échelle de valeurs couramment admise une morale et une sorte de contrat social dans lesquels un sensible accroissement de libertés entraînait généralement d’autres contraintes ou de nouvelles frustrations. On y prônait, par exemple, l’amour libre et le végétarisme, le nudisme considéré comme hygiénique et le refus de la vaccination, tenue pour contraire à l’ordre naturel. Les utopistes que t’Serstevens a rassemblés dans Un apostolat ont pour instrument de propagande une petite feuille hebdomadaire, intitulée « La Cité régénérée ». T’Serstevens, dans son adolescence, avait fait partie d’un groupe de ce genre. Les personnages de son livre ne sont certainement pas tout d'invention, leur « Cité régénérée » non plus. Les notions de génétique et d’eugénique ont été familières aux théoriciens audacieux d’une « belle époque », où le malthusianisme, sans être aussi sévèrement réprimé qu’il devait l’être entre les deux guerres, subissait déjà la réprobation des pouvoirs publics. L’enseigne que t’Serstevens avait choisie pour le groupe d'Un apostolat rappelle celle que portait l’association fondée par Paul Robin : « Génération consciente », mais il ne s’ensuit pas qu'il faille identifier tel ou tel personnage du roman étudié par M. Martinel à Paul Robin ou à son successeur Eugène Humbert.
Au cours de l’automne 1920, Un apostolat figura souvent dans les listes d’ouvrages que les journaux disaient susceptibles de recevoir le prix Goncourt. Le jour de la distribution des grands prix de fin d’année, t’Serstevens n’obtint aucun suffrage. Sur cet échec, M. Martinet présente un « dossier de presse » riche d’enseignements, mais dont il est peu probable que les amateurs de lauriers sachent tirer une leçon. Pour sa part, t’Serstevens ne renonça pas alors à faire œuvre de romancier ; il n’avait pas nourri un grand espoir de décrocher la timbale, sachant très bien que, parmi les Dix, Elémir Bourges, seul, avait lu et aimé son livre. Mais j’incline à penser qu’en l'ignorant les jurys renforcèrent sa propension à ne pas faire carrière. « Dis-moi qui tu hantes... » Les meilleurs amis de t’Serstevens ont été Biaise Cendrars et Fernand Fleuret, auteurs hors série, eux aussi. Il a eu comme eux l’esprit libre. Il méritait l’hommage pertinent que lui rend M. Martinet.

Pascal Pia

Jean-Pierre MARTINET La Somnolence (J.-J. Pauvert) Un apostolat d’A. t’Serstevens, misère de l’utopie (Alfred Eibel, Lausanne)


Carrefour, n° 1625, 20 novembre 1975, page 13.

Illustration du billet : photographie (tronquée de Gilles Ma(?).


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