Une journée chez Gance (1926)

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Une journée chez Gance
Par Victor Méric

Billancourt, cité du travail. Du fer et du feu. Des cheminées ityphalliques s'érigent sous le ciel maussade et fument comme de monstrueux cigares. C'est Georges d'Esparbès qui m'a conduit là. >Il me pousse en avant, un peu goguenard, disant :
« Tu vas voir, ce Napoléon que tu n'aimes point. »
Il est très vrai que je ne professe nullement le culte du Corse-à cheveux plats, ce prince des Tueurs.
Volontiers, je m'écrierai, avec Avec Auguste Barbier — un grand poète, messieurs et dames :
Je n'ai jamais char, qu'un être de ma haine.
Sois maudit, Ô Napoléon !
Mais il est tout aussi vrai que ce petit aventurier a empli son siècle, dominé son époque et, que son ombre plane encore sur nous. 0 réminiscences ! 0 Hugo ! Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Mais comment ces auteurs de films vont-ils nous assaisonner l'Ogre, M. de Buonaparte ?
Nous voici au centre d'un immense atelier. Des platras, des planches, des blocs de pierrre. Une lumière confuse. Dans le fond, des rumeurs. Nous approchons. Soudain, une exclamation.
— Tiens, le voilà !
Je pivote sur mes talons. Le général Bonaparte se dresse devant moi, avec sa tignasse maigre et pâle, ses yeux de fièvre, ses longs cheveux qui tombent en désordre sur le front et les oreilles. Il lient son chapeau à la main et sourit : Je demeure médusé. Ce n'est pas le personnage de Michelet, longue figure jaune aux regards forants qui jouait les pitres dans les salins et lisait dans la main de Hoche. C'est le héros de la légende, tel que l'illustration l'a imprimé dans nos esprits. Présentation. Napoléon se nonme Dieudonné. C'est un jeune artiste, d'une rare conscience, qui n'a rien négligé pour parfaire sa reconstitution. Et l'on peut assurer qu'il a réussi. Ça hurle de vérité.
Nous approchons encore. Tout un groupe d'hommes attentifs, sérieux, se presse autour des opérateurs. Dans le fond, une sorte de cabaret des temps révolutionnaires, avec, sur le mur, cette inscription: « La Liberté ou la Mort ! » Des patriotes en carmagnole et bonnet rouge. Des soldats. Des muscadins. Des femmes du peuple. Du coup, on fait un bond dans le passé. Nous ne sommes plus a Billancourt où règne la Machine. Nous sommes transportés dans le Paris de Thermidor, ce sombre Paris en proie à la terreur et que soulève une fièvre d'enthousiasme.
On entend : « Ecoute, Janot ! » - « Barras, où donc est Barras ? » Barras est là, à deux pas, qui se promène, majestueux. Ce soir, il reprendra son état civil du vingtième siècle et redeviendra le bon artiste Maxudian. Mais l'illusion est tenace. On marche avec des ombres, des ombres qui s'agitent, parlent, plaisantent...
Je pense à des Esseintes qui, de Paris, se projetait à Londres. Et je me soucie bien de la crise ministérielle, A cette minute, je vis parmi les grands ancêtres, sous la dictaure élégante de Monsieur Barras.
- Attention prononce Abel Gance, nous allons reprendre cette scène.
J'étudie le metteur en scène. D'un geste, il a rejeté ses longs cheveux en arrière. A ses pieds, grogne un chien qu'il a baptisé « Brienne » parce que, dit-il, il l'a trouvé là-bas, en tournant. Ce maüdit animal vient de prendre un bain de pétrole et se secoue furieusement contre les spectateurs. Coup de sifflet. Musique. Il s'agit d'aller cueillir Bonaparte au nid, c'est-à-dire-dans sa chambre qui .se trouve au premier ëtage, sur le cabaret. Pour cela, il faut traverser la salle, commune.
**
- Attention ! dit encore Gance.
Et Barras pénètre dans la salle, dans l'escalier. Il a pu, seul, se procurer l'adresse du général. Au dehors, la foule bruyante. Nouveau coup de sifflet. Barras redescend, suivi du général et, derrière eux, dégringole en gesticulant et gambadant, une sorte de clown qui s'empêtre dans son sabre, se cogne contre la porte.
C'est Junot. Et Junot, c'est un jeune étudiant engagé tout exprès. Il est superbe, Junot, plein de. jeunesse ; mais il exagère.
- Recommençons, dit Gance. Tu charges trop, mon petit Junot.
Cinq, six fois, on reprend la scène. A un moment, Junot cogne trop fort contre le battant de la porte et s'écorche la main. Après ça, il se fait une bosse au front.
Abel Gance est étonnant. Pas une seconde il ne perd son sang-froid. Il manoeuvre, parmi cette foule bariolée, à travers les détails multiplesde la mise en scène, avec une extraordinaire aisance. Et pas un geste d'agacement. Alors que certains ,« metteurs » poussent des hurlements, enguirlandent les figurants, lui ne sait se départir de son exquise politesse. Il formule ses observations avec calme et douceur :
Voyons, Junot ! Ce n'est pas ça !
— Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de vous écarter légèrement ?
- Eh ! le cabaretier, cachez vos mains. Et vous, messieurs, parlez, je vous en prie, parlez.
Sa patience est illimitée. Il est là, me dit-on, à huit heures du matin. Il ne s'en van le soir, que vers les huit heures. Tant qu'une scène n'est pas au point, il la fait recommencer, inlassablement. Ce n'est, seulement, un travailleur et un artiste. C'est un apôtre du Ciné.
En me tournant, je me trouve nez à nez avec Louis Bonaparte, un tout jeune Louis Bonaparte. Mais. où diable l'ai-je déjà rencontré ?
— Ranzéna, me dit d'Esparbès, c'est lui qui, à l'âge de dix ans, a incarné mon petit roi de Rome.
J'y suis. J'ai vu Louis Bonaparte, tout dernièrement. Je l'ai vu dans un rôle de jeune esclave indigène, dans Poussières de Soleil, de Raymond Roussel. Il a pris, depuis, du galon.
**
— Je vais vous montrer quelques morceaux de film, nous dit Abel Gance.
En attendant, nous filons dans la loge de Dieudonné qui nous tend une photographie représentant le général Bonaparte.
— Je connais ça. C'est le Bonaparte à Arcole, de Gros.
— Pas du tout.
— Comment, pas du tout. Il n'y a pourtant pas d'erreur. La pose, l'allure, le costume. C'est tout à fait ça.
Dieudonné sourit.
— C'est tout simplement ma photo, dit-il.
Et c'est vrai. Mais allez distinguer Dieudonné de Bonaparte ? Et comment a-t-il pu opérer une aussi frappante reconstitution? C'est inouï.
Nous descendons. Voici, sur un écran étroit, une scène de la Convention. Danton est à la tribune. Danton, c'est le grand chanteur russe, Koulitzki. Les cheveux au vent, la face épaisse, il donne une impression de force populaire irrésistible. Et, soudain, surgit un Marat déconcertant. C'est bien Jean-Paul, tel que l'a dépeint Fabre d'Eglantine, avec son visage large et creux, son nez écrasé, sa bouche crispée, ses lèvres minces et ses yeux gris jaune, d'une extraordinaire acuité. Il a la tête couverte du fameux mouchoir sale, comme dans l'estampe de Gabriel. Il se place à droite de Danton, face à la bourrasque. De l'autre côté, Robespierre, poudré et perruqué. Un peu fort de carrure, Robespierre.
Thermidor. Saint-Just remplace Tallien à la tribune. Il parle, il parle. Je dis à Gance :
— Vous savez que Saint-Just n'a pu dire grand'chose à cette séance et qu'on l'a immédiatement interrompu.
— Je sais. Mais cette scène est symbolique. J'ai voulu placer dans la bouche du tribun ses meilleures phrases.
Et, brusquement, la tempête. Tous les conventionnels, debout, vociférant, entourent les vaincus. Bouches tordues et poings crispés. Puis tout cela se fond. A la tempête humaine succède la tempête des éléments. Sur une mer démontée où s'échevèlent les vagues, on voit une petite barque qui emporte Napoléon — la barque de César.
**
Dehors. Le soir tombe sur le ruban verdâtre de la Seine. Dans nos esprits éblouis, le tumulte persiste, cependant qu'une lumière apaisée baigne des touffes de feuillage et dore les hautes cheminées.
-Le labeur des hommes a pris fin. Nous déplorons le calme morne quisuccède à une tourmente de plusieurs heures. Et nous regagnons Paris, silencieux, rêvant au chef-d'œuvre que va nous donner, cet hiver, ce grand artiste obstiné qui a nom Abel Gance.

Victor Méric


Paris-Soir, 29 juin 1926.
Voir aussi Abel Gance par Pierre Bonardi (1925)

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