Et voici que l'on parle de crise du livre

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S'il fallait démontrer que nous sommes d'irrémédiables bavards, et d'abominables cuistres, toujours prêts à tenir avec de grands gestes des propos apparemment marqués au coin du bon sens, voici la preuve que nous éviterons, ici en particulier, de nous allonger sur les sables mouvants de la... crise du livre... qui dure, qui dure, qui dure...
Ils sont nombreux ces sujets (covid, machin, etc.) qui permettent de déblatérer collectivement sans fin. "De nos jours", comme dirait madame Duschmoll, hein, on sait ce que sait.


Et voici que l'on parle de la crise du livre
Comment le libraire voit le goût du lecteur

Chez Flammarion, sur les grands boulevards ; (...) ; chez Gallimard et chez Naert, boulevard Raspail, c’était le coup de feu de Noël. Les clients saisissaient les vendeurs au vol, les livres se débitaient plus vite que des côtelettes. Et moi je jouais des coudes dans la foire, et, ayant agrippé le chef vendeur, je disais : « Pardon, monsieur, ne pensez-vous pas qu’une crise du livre s’annonce ?» Et le chef vendeur ne me prenait pas du tout pour un maniaque.
Il y a bel et bien péril du côté du livre. Mais je crois qu’il menace plus précisément les éditeurs. Par exemple, ne dit-on pas qu’il y a inflation dans le livre ? Les vitrines ne sont-elles pas un peu trop pleines ? Un de mes libraires m’a répondu : « Il sort par semaine environ vingt-cinq bouquins vendables ». Et un autre, plus sévère : « J’en reçois trente à quarante par semaine, sur lesquels j’en commande quatre ou cinq. » Trente titres par semaine, cela fait quelque douze cents titres par an. Est-ce considérable ? La bibliographie de la France portait, avant la guerre, bon an mal an, vingt mille titres (dont trois ou quatre mille réimpressions).
De sorte que si nous nous plaignons d’une inflation, plaignons-nous plus précisément d’une inflation de la médiocrité qui sévit aux dépens des vieux titres chevronnés. C’est leur absence seule qui nous laisse voir une pseudo-abondance de médiocres, une abondance subjective, non point arithmétique. Les grands chênes n’ont pas été replantés, qui masquaient les broussailles. Le déchet est donc moindre qu’avant la guerre. Cette situation ne pourrait être renversée que par une abondance de papier qui, donnant aux jeunes éditeurs pleine licence d’éditer leurs jeunes auteurs — et que voulez-vous qu’ils éditent, puisqu’ils n’ont pas de fonds — conduirait à une surabondance réelle de médiocrités.- Mais la pénurie de papier, s’accentuant en 47, va mettre en danger les jeunes éditeurs et dégager les libraires. Prévoyons donc, pour l’année prochaine, que la demande du public continuera d’être supérieure à l’offre.
Sait-on que le plus gros succès depuis la libération (Le Zéro et l’Infini) égale les plus grands tirages d’avant-guerre (comme Autant en emporte le vent) et les dépasserait si l’éditeur avait suffisamment de papier ? A ce signe nous pressentons qu’il y a quel que chose de nouveau dans le public.
— Avant la guerre, m’a dit un libraire, c’étaient toujours les mêmes clients. Des bourgeois.
J’essayai de lui faire définir ce que ce terme signifie, de nos jours. L’entreprise se révéla trop difficile.
— Et comment se comportaient ces bourgeois, en tant que clients ? demandai-je.
— D’abord, les prix littéraires avaient sur eux un effet certain. On s’arrachait le Goncourt, par exemple. Et puis il y avait un fonds toujours demandé : les Mauriac, les. Maurois, les Gide, les Jules Romains. Les clients formaient un bloc solide. Une élite.
— Et maintenant, demandai-je, plus d’élite ?
— Je crois bien que les bourgeois, pour employer ce mot commode, ont moins le temps de lire. Mais surtout, nous avons vu arriver une nouvelle couche de lecteurs toute différente.
— C’est-à-dire ?
— Des gens qui ont peu d’argent, des employés, des ouvriers. Le même phénomène se produisit après l’autre guerre, d’ailleurs. Des bibliothèques collectives deviennent de gros clients.
— Le client individuel, si j’ose dire, le particulier, que demande-t-il ?
Et ici tous mes libraires s’accordèrent à dire :
— Des traductions, surtout de l’anglais et de l’américain, où ils trouvent un dépaysement et des vues sur d’autres milieux sociaux.
— Des reportages ?
— Non, à moins qu’ils ne comportent un mouvement romanesque.
— En somme, le public veut s’instruire en s’amusant ?
— Il veut des romans qui le sortent du trio traditionnel ou de la maigre autobiographie. Il veut que ce qu’il lit lui laisse dans l’esprit quelques idées. Il s’intéresse aux questions sociales, mais non en technicien : en vivant qui n’est pas satisfait de sa société. Il attend d’un auteur qu’il lui fasse vivre en imagination les grands problèmes humains.
— Les livres sur la Résistance ?
— C’est un peu tard. Le public s’est documenté ; maintenant, il veut autre chose.
— Vous parliez d’imagination : les romans purement romanesques n’ont donc pas de succès ?
— Ils en ont toujours si l’imagination est féconde, si elle sort du rebattu. Le client veut voir du pays d’une façon ou d’une autre. Seulement, voyez-vous, si le client veut du nouveau, il ne le sait pas. Il demande ce qu’il connaît. C’est là qu’intervient le jeu du libraire. S’il a su une fois faire acheter à un client un auteur nouveau, et si le client est content, il revient chez son libraire, il en fait son guide. Croyez-moi, les critiques ont peu d’importance : ce sont les libraires qui font vendre les livres, bon libraire devient le directeur conscience du client. Mais cela ne dure pas longtemps : un ou deux ans. Passé ce temps, le client a « épuisé » son libraire ; il en a butiné tout le suc. Et il s’en va ailleurs.
Et je m’en allai, moi aussi, m’abandonnant à des méditations réalistes et quelque peu amères sur les rapports qu’entretiennent, dans un pays « de grande culture », les esprits avec leurs clients.
Jean Duché




Le Figaro littéraire, 27 décembre 1946.

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