Quand le travail embrume

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On vous demandait, il y a quelques jours quel écrivain apparaissait sur un cliché en noir et blanc... Seuls les affranchi(e)s pouvaient répondre, naturalich, à moins de mettre en branle les outils modernes de la recherche de forme avancée. Autant chercher une silhouette d'éléphant parmi les girafes déguisées en zèbres. Enfin bref. Il s'agissait d'un cliché (désormais fameux) d'un certain auteur bizarre pour ne pas dire weird. La preuve imparable : un premier de ses livres avait été traduit par Anne-Sylvie Homassel (Chants du cauchemar et de la nuit, Dystopia, 2014).
S'il ne porte pas de bandana autour du chef, cet auteur-ci, le nommé Thomas Ligotti, n'en est pas moins secoué d'inspirations, disons... tenaces. Et sévères.
Son sujet, c'est le monde du travail. Son décor : déliquescent. Son ambiance : brumeuse. Ses personnages : dépenaillés. Leur destin : condamnés. Et on le serait à moins : évoluant dans un monde où rien n'existe que l'univers du travail, chaque salarié est soumis à un traitement médicamenteux, prescrit par des médecins à la solde des entreprises. De l'entreprise faudrait-il préciser car, souvent, c'est une seule entité qui régit la vielle, le territoire, la contrée. Comme une transcription plus moderne de la cité où un certain comptable imaginé par Jim Jarmusch fait irruption (Dead Man). La sensation de claustration est dès lors savamment diffusée par un Ligotti qui est passé maître en torture d'employé.
Menaces diffuses, malédiction globale, le monde du travail de cet Américain intranquille rejoint tout à la fois Kafka et sa vermine, Beckett et ses bobines, Lovecraft et ses entités gluantes, sans oublier les théoriciens ultralibéraux d'une économie ne tenant aucun compte du facteur humain.
On a pourtant l'impression que Ligotti est un être raisonnable, un auteur présentable. Les premières pages du premier récit, "Mon travail n'est pas terminé" se construit sur une analyse libertaire très lucide du monde de l'entreprise et de sa victime à double effet, le salarié qui est aussi le consommateur.

L'entreprise qui m'employait n'aspirait qu'à proposer les plats les plus bas de gamme que sa clientèle pourrait tolérer, à es torcher en un temps record et à en exiger autant qu'il lui serait permis. Quand elle en aurait le pouvoir, l'entreprise vendrait ce que toutes les affaires dans son genre rêvaient de vendre, en créant ce qu'implicitement tous nos efforts visaient à obtenir, le produit ultime - Rien. Et pour ce produit elles exigeraient le prix ultime - tout.

Rapports de force, perversités diverses, maltraitance psychologique, on n'en était pas à imaginer le tour plus trouble que les choses allait prendre... En particulier lorsque le dénommé Dominio fait ses emplettes post-licenciement chez un armurier complaisant. Mais, là encore, on ne pourra pas déflorer le sujet en alignant un commentaire aussi banal. Il faudrait avoir des encres bien sombres pour peindre le tableau...

Ainsi libéré des servitudes de l'identité officielle, j'ai quasiment pris mon essor, tel un énorme corbeau noir, dans le crépuscule d'octobre, afin de regagner mon appartement.

Ne croyez pas pouvoir imaginer sur la base de ce billet le dixième des horreurs conçues par le frénérique esprit de Thomas Ligotti. Il est probable que nous reviendront sur quelques citations de ses pages les plus étranges.



Thomas Ligotti Mon travail n'est pas terminé, traduit de l'anglais (USA) par Fabien Courtal. - Paris Monts Métallifères, 2023, 296 pages, 22 €



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