Une imprécision (Isabelle Eberhardt les attire)

Dans un article nécrologique consacré à l’Américaine Cecily Mackworth (1911-2006), bien connue des mallarméens, Anthony Sheridan avance qu’un séjour de la voyageuse en Algérie en 1950 procura à la communauté intellectuelle la première biographie d’Isabelle Eberhardt (Le Monde, 18 août 2006, p. 26). Ca n’est pas qu’un peu surprenant, c’est confondant. Et confusionnant. Mais, au sujet d’Isabelle Eberhardt, engloutie par un torrent de boue à Aïn-Sefra le 21 octobre 1904, cette approximation n’est jamais que la dernière en date.
Si le livre en question, The Destiny of Isabelle Eberhardt (1954 ; traduction française : 1956) fut peut-être la première biographie de la Nomade aux USA, la rédaction du Monde, qui reste un journal destiné à ces pauvres pommes de Français, aurait pu préciser, ou amender, ou corriger en précisant que cet essai venait au contraire enrichir une exégèse déjà très riche.
On peut d’ailleurs signaler à la louche une bonne pelletée de travaux antérieurs, signés Jean Moréas, par exemple, dans ses Variations sur la vie et les livres (Mercure de France, 1910, pp. 255-261). Encore faut-il se souvenir de Jean Moréas, hum ?
Le plus efficace, si ce n’est le plus exempt d’imprécisions, fut tout de même René-Louis Doyon. Ce bibliopole a fourni à plusieurs reprise des éditions des écrits de la jolie russo-helvète, toujours enrichies de ses préfaces documentaires.

  • D’abord une Sincérité d’Isabelle précédant deux nouvelles inédites (Amara le forçat et L’Anarchiste, Edouard Champion, 1923, coll. Les Amis d’Edouard);
  • ensuite La Vie tragique de la bonne nomade accompagnant Mes journaliers (La Connaissance, 1923, coll. Les Textes, n° 4);
  • un avant-lire dans le superbe et rare et onéreux petit volume des Contes et paysages (La Connaissance, 1925, Collection d’art, n° 12);
  • enfin, près de vingt ans plus tard les Infortunes et ivresses d’une errante dans Au pays des Sables (Sorlot, 1944, coll. Bibliothèque maritime et coloniale).

Par la suite, René-Louis Doyon donna encore de Vifs Compléments à la biographie d’Isabelle Eberhardt, (Quo Vadis, n°74-75-76, octobre-décembre 1954, pp. 28-34 ; un tiré-à-part a été diffusé). Mais cette liste n’est pas exhaustive puisque Doyon profita de chaque occasion qui se présentait à lui pour évoquer Isabelle, dans la presse notamment :

  • Une Russe au désert. L’invention d’Isabelle Eberhardt dans la Revue de la semaine illustrée (23 septembre 1921, pp. 411-424);
  • Isabelle Eberhardt dans L’Intransigeant (4 mars 1922);
  • L’Esclave errante et Les Mortifiés d’Isabelle Eberhardt dans ses propres Livrets du Mandarin (2e année, n° 7, janvier-février 1924, pp. 26-28);
  • Profils perdus et retrouvés. Une femme errante : Isabelle Eberhardt dans La Justice (21 avril 1939);
  • et enfin Une femme au désert, Isabelle Eberhardt dans sa vie et au théâtre (source inconnue, circa avril 1939).

Un peu plus tôt, le droitier Raoul Stephan fourbit en volume un Isabelle Eberhardt, ou La Révélation du Sahara (Flammarion, 1930, préface de Victor Margueritte), réputé controuvé, mais les sérieux Hector Talvart et Joseph Place sauveront les meubles en réservant une confortable place à la belle Isabelle dans leur Bibliographie des auteurs modernes de langue française (Editions de la Chronique des lettres françaises, 1935, T. V, pp. 161-sq.). Last but not least, l’algérianiste Robert Randau (pseud. de Robert Arnaud, 1873-1950) publia pour sa part un Isabelle Eberhardt, notes et souvenirs (Alger, Edmond Charlot, 1945 ; rééd. Paris, La Boîte à documents, 1989). Dès 1911, Randau avait publié un roman à clefs, Les Algérianistes, roman de la patrie algérienne (Paris, Sansot, 1911) dans lequel la Russe Sophie Peterhof, surnommée Si-Yahia, renvoyait directement à la figure d’Isabelle Eberhardt…
N’en jetons plus. L’histoire éditoriale posthume de la Bonne Nomade fut, à tout point de vue, un drôle de micmac. Devenue l’enjeu d’algérianistes mal étanches, avant de devenir celle de féministes peu regardantes, elle valut à Victor Barrucand une réputation infecte et injustifiée, de même qu’à René-Louis Doyon quelques horions. Celui-ci par exemple, qui ne manque pas d’épice :

« Une limace sur la rose*. Ancien commis de librairie chez un éditeur en faillite, un cacographe et pisseur d’encre qui se prétend homme de lettres (…) dans un but de lucre, un certain M. Doyon, marchand de papier, vaguement éditeur, vient de publier, après les avoir tripatouillé à sa façon une partie de ces papiers. Comme Barrucand, il empochera, sans scrupules, de la galette, beaucoup de cette bonne galette, qui devient de plus en plus rare et précieuse par le temps qui court. » (Pierre Vigné d’Octon, La Vie littéraire. Pirates et mercantis de lettres : A propos d’Isabelle Eberhardt, de son oeuvre et de sa vie in La Revue anarchiste, n° 21, octobre 1923).

* La limace, c’est René-Louis Doyon, bien sûr.

Mais tout ceci n’enlève aucun mérite au livre de Cecily Mackworth, Le Destin d’Isabelle Eberhardt, traduction, préface et notes par André Lebois (Oran, Fouque, 1956) dont Gaston Roger rendit compte dans l’inestimable Europe (n° 127, juillet 1956, pp. 169-171).
Signalons pour conclure que Lesley Blanch évoqua ce personnage hautement exotique la même année que Cecily Mackworth dans Les Rives sauvages de l’amour (Plon, 1956).

Voilà qui fait bien du monde tout de même.

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