Sagesse d'Hector Talvart (II)


D’une certaine impossibilité de comparer en matière de critique

J’admire qu’on ne se défie pas davantage des impressions sur quoi repose notre jugement lors le temps y a sa part. Une intrépidité singulière, dans l’opinion risquée en comparant telle œuvre à telle œuvre, telle situation à telle autre que le souvenir rappelle, tel écrivain de maintenant à tel écrivain d’autrefois, empêche souvent d’apercevoir le fragile état des raisons invoquées. Si, à propos de quelque ouvrage de maintenant, je fais état d’une œuvre de Racine, de Voltaire ou de Balzac, je reste persuadé de le faire, dès que je me laisse aller à réfléchir, sans aucune garantie de sérieux. Car enfin, il est rare que justement je vienne de lire ou de relire cette œuvre que j’invoque en témoignage pour le passé ou bien encore que l’impression ressentie autrefois soit assez nette et assez conforme à mes goûts d’à-présent pour qu’il me soit possible en tout état de cause, de faire une équitable comparaison.
Coutumièrement, je me fie à ma mémoire, mais cette mémoire reste accordée avec l’impression que je reçus d’une lecture il y a cinq, dix ou vingt ans. Lisant à ce moment-là Racine, Voltaire ou Balzac avec le caractère de mon âge et mes dispositions d’esprit d’alors, ce serait merveille que je n’eusse point changé et que mon opinion d’aujourd’hui restât la même. Les comparaisons que j’établis entre une lecture de maintenant et ce souvenir d’une lecture ancienne risque d’être fort différente de comparaisons que je ferais actuellement sur les deux textes, lus ensemble à la minute même.
Nous vivons par l’esprit, la plupart du temps, sur des impressions qu’il faudrait corriger sans cesse ou à tout le moins réviser sans arrêt, à peine pour nous de juger tout de travers les choses de maintenant, et d’autrefois. Pour que ces opinions de naguère correspondissent avec la maturité de notre réflexion, il faudrait toujours que nous fussions assurés d’apprécier pareillement un texte à cinquante ans qu’à vingt-cinq, et de juger pareil quand nous sommes heureux et quand nous sommes malheureux. Je sais bien que de ce subjectivisme on se défend, mais Brunetière lui-même en donne la preuve évidente, lui qui fut le plus grand liseur de son temps, en appréciant autrement quelques œuvres à ses débuts dans les lettres qu’à la fin de sa carrière littéraire.
Car c’est non seulement le caractère propre à l’âge qu’on a, mais encore les circonstances dans lesquelles une lecture a été faite qui influent sur notre jugement ou le conditionnent : à jeun ou après dîner, en voiture ou chez soi, quand on est amoureux ou quand on est sain d’esprit, à sa table de travail ou dans son lit, autant de conditions pour juger diversement. Pour presque tous les hommes et surtout ceux à qui la mémoire est fidèle, Fénelon, Chateaubriand, Flaubert, Hugo : ce n’est pas l’écrivain qu’on vient de lire et qu’on apprécie de telle manière qu’il soit aisé de mettre en parallèle avec un auteur du jour, non, c’est l’écrivain qui, dans l’éloignement d’une jeunesse curieuse, sentimentale, passionnée, vous parut avoir tels mérites qui ne se discutent point.
Les critiques, pour la plupart, pressés qu’ils sont par la tâche et le temps, vivent sur ces impressions d’autrefois et quand ils s’y reportent, quand il leur arrive d’en faire état, ils le font sans aucune garantie de sérieux. Je veux bien qu’il y ait des jugements consacrés auxquels on se plie et qui aident à faire du vôtre quelque chose de pas trop éloigné de l’exactitude, mais de ces jugements surtout, il faut se défier, et rien ne vaut l’effort de se faire une opinion par soi-même en tout. Les jugements consacrés sont pour l’ordinaire des jugements faux que nous n’acceptons que par paresse d’esprit, lâcheté de conscience et qui, s’ils ont des parties de vrai, ne les ont que sommairement, grossièrement, faites à la mesure d’un large public qui se satisfait de certaines formes absolues ou superficielles de l’apréciation. La vérité vraie déborde vite ce cadre étroit quand on se donne la peine d’examiner à loisir le sujet en cause. Quelquefois, la vérité se conforme à lui, le plus souvent, elle s’en sépare.
Ce qui blesse dans la plupart des critiques faites à l’appui d’un rapprochement entre un grand nom de la littérature classique et une oeuvre du moment, c’est qu’on sent ordinairement l’artificiel de la position du juge, on aperçoit la gratuité de son opinion et que c’est ou d’expériences anciennes non contrôlées qu’il est parti, ou bien de points de vue tout conventionnels. Rares sont ceux qui ont assez de loisir et assez de conscience pour se donner la peine, au moment voulu, de relire à fond telle oeuvre dont devra sortir une simple réflexion qu’ils placent à la base ou au terme d’une appréciation capitale. C’est le défaut de lectures qui éclate le plus dans la critique contemporaine. Et non pas le défaut de lecture en quantité, en espèces, mais en opportunité, en sincérité, en indépendance de tout pli conventionnel et de tout souvenir fragmentaire. De critiques informés, nous en avons certes un bon nombre, de critiques judicieusement informés, à la manière d’un Sainte-Beuve, d’un barbey d’Aurevilly, d’un Emile Montégut, d’un Edmond Schérer, d’un Emile Faguet, nous en avons peu et c’est peut-être moins la faute de la critique que la faute des circonstances acutelles. Il n’est pas de temps où l’on parla davantage des vieux maîtres : Montaigne, Rabelais, Ronsard, La Bruyère, Chateaubriand sont sans cesse cités; il n’en est pas un où l’on ait pu sentir davantage combien ces admirations sont de commande. Sur la plupart des bibliothèques où les livres de ces maîtres sont à l’honneur, même chez quelques-uns des plus renommés juges de la littérature, il serait juste de coller l’étiquette “Usage externe”.

Les Dits et contre-dits d’un homme d’aujourd’hui, 2e série, n° 4, août 1933. pp. 17-21.

Illustration : Erik Staal, Almas de noche.

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