D’abord, nos temps ne sont pas plus utilitaires que d’autres. La preuve, c’est qu’il n’y a jamais eu autant de danseuses, d’acteurs, de violonistes, d’écrivains et d’ignorants qui, tous les jours, prennent l’apéritif en refaisant à leur idée le monde, sans tenir compte des lois de la nature. Il n’y a jamais eu, dans le monde, autant de murs couverts de peintures ! Il n’y a jamais eu autant de sculpteurs et de musicographes ! Et vous osez dire que le monde est plus “utilitaire” aujourd’hui ! Erreur grave ! Il est si peu utilitaire qu’il oublie que l’essentiel est de manger, que tous les paysans rêvent d’abandonner le blé pour devenir coiffeurs de dames ! Le stock alimentaire se réduit de jour en jour dans des proportions énormes et, à la ville, on n’y prête pas attention, et tous les instituteurs des campagnes rêvent de devenir rédacteurs dans ces journaux de Paris où vous trouvez que la vie est si difficile ! Non ! nous ne sommes pas utilitaires.. Jamais, dans l’ensemble, civilisation n’a moins songé à l’utilité.
Les gens de plume ont du mal à vivre. Certes. Est-ce nouveau ? C’est une vieille affaire dans le monde. Les hommes de plumes ne peuvent vivre que là où il y a une élite riche qui les fait vivre. Là où il y a élite pauvre, les ouvriers manuels se syndiquent et forçant les choses, il n’y a de “compressible” que le travail intellectuel qui, lui, ne peut être combiné en syndicat que s’il est égalitairement médiocre. Mais alors, s’il est égalitairement médiocre, il ne vaut pas plus que ce qu’on le paie puisqu’une foule de gens peuvent l’exercer. La loi de l’offre et de la demande joue alors, et si les hommes peuvent, de temps en temps, par des lois ou des enthousiasmes, fausser cette loi, elle finit toujours par avoir le dessus, car elle est fonction de la pesanteur et de la gravitation universelle dont aucun effort humain ne peut violer les ordres.
Louis Forest
Illustration : collages de Max Bucaille in L’Inspiration, conte des temps difficiles, livre-objet de Gustave-Arthur Dassonville (Bagnolet, Le Brulôt, s. d.).