Jean-Paul Richter (1848)


On trouve des merveilles dans Le Magasin pittoresque. En février 1848, par exemple, ce magazine populaire illustré conçu comme une encyclopédie par fascicules donnait un portrait de l’écrivain allemande Jean-Paul Richter (1763-1825), accompagné d’un article biographique.
L’article est anonyme, mais il y a tout lieu de penser que Philarète Chasles (1798-1873) en est l’auteur — s’il ne s’agit pas d’une adaptation populaire d’un article plus riche et long de Chasles publié par la Revue Germanique, ce que nous n’avons pas pu vérifier pour l’heure.
Chasles a en effet écrit un nombre conséquent d’articles sur les écrivains anglais et allemands de son temps et il a traduit-adapté, ce n’est pas rien, le Titan de Jean-Paul pour la Librairie d’Abel Ledoux, 95, rue de Richelieu (Paris), un éditeur qui n’avait pas froid aux yeux et fit paraître les quatre volumes du chef-d’oeuvre de l’Allemand entre 1834 et 1835.

Dans ce grand siècle littéraire qui a donné à l’Allemagne Lessing, Wieland, Goethe, Schiller, Herder, il s’est trouvé un homme qui n’aura pas la popularité de ces illustres écrivains, mais qui occupera une place éminente dans les oeuvres de la pensée. Cet homme est Richter. A lui seul, il représente, on peut le dire, le génie allemand tout entier dans ses mystiques rêveries et ses profondes conceptions, dans ses rayons lumineux et ses ombres confuses. Le lire n’est point chose facile, et, pour l’apprécier comme il le mérite, il faut y venir à plusieurs reprises, en faire une sérieuse étude. Quand on prend pour la première fois un de ses écrits, il semble qu’on entre dans une de ces forêts vierges où les arbres séculaires voilent le chemin qu’on veut suivre, où les lianes pendantes, les rameaux entrelacés, les plantes de toute sorte, entravent à chaque pas la marche du voyageur. On s’arrête surpris d’un tel aspect. On hésite à s’aventurer au milieu de pareils obstacles ; mais si l’on surmonte cette première inquiétude, si l’on s’avance dans les défilés irréguliers de cette solitude profonde, bientôt d’étonnantes beautés ravissent à la fois les sens et l’esprit. A travers les voûtes épaisses des arbres jaillissent comme une pluie d’étoiles scintillantes et des flots de lumière qui colorent le feuillage. Entre les ronces touffues s’élèvent des fleurs splendides, et la brise qui balance les branches légères de l’arbuste, et l’insecte qui peuple les gazons, et l’oiseau qui court sous la feuillée, remplissent les airs de leurs murmures, de leurs cris et de leurs concerts. Il y a là un mouvement, une vie, dont nul autre lieu ne peut donner l’idée, une nature étrange qui se développe librement dans sa merveilleuse puissance, en dehors des embellissements de convention, des parures artificielles de l’homme. Tel nous apparaît Jean-Paul ; et ceux qui auront appris à connaître ses œuvres ne trouveront point cette comparaison exagérée. Nul écrivain n’a des mouvements plus spontanés, une allure plus hardie, une fécondité plus singulière. Nul poëte n’allie à un sentiment si profond tant de capricieuses fantaisies.
Jean-Paul set né à Wiensiedel en 1763. Son père, honnête ecclésiastique sans patrimoine, mourut jeune ; sa mère réunit toutes ses ressources pour le faire entrer au Gymnase. Quant il eut terminé ses études, il revient près d’elle. Là, dans une chambre unique, tandis que la bonne vieille femme tournait un rouet ou s’occupait des soins du ménage, le futur auteur de Titan, assis devant son pupitre, lisait, compulsait les œuvres de l’antiquité, amassait avec une infatigable ardeur des notes sur toutes les sciences humaines. Pour aider sa mère à pourvoir aux besoins de la vie matérielle, il réunit autour de lui quelques enfants auxquels il donna, avec son esprit élevé et sa tendre imagination, un enseignement paternel. De cette tâche pédagogique, poursuivie avec conscience, il ne retirait qu’un modique salaire. L’argent était rare dans la demeure du philosophe, et si, par un heureux hasard, il pouvait mettre en réserve un écu pour acheter l’oie de la Saint-Martin, c’était une grande fête.
Pour se distraire de ses devoirs d’instituteur et de ses patients travaux, Jean-Paul s’en allait se promener à travers la campagne, seul, suivi de son chien, observant, étudiant tout ce qui s’offrait à ses regards, depuis l’insecte qui bourdonnait à ses pieds jusqu’au nuage qui flottait sur sa tête. La nature était pour lui comme un grand livre sur lequel il ne se lassait pas d’arrêter ses yeux et sa pensée ; elle lui inspirait une fervente admiration : « Entres-tu, se disait-il, avec une âme assez pure dans ce vaste temple ? N’apportes-tu aucune mauvaise passion dans ce lieu où les fleurs s’épanouissent, où les oiseaux chantent ? aucune haine dans cette enceinte généreuse ? A-tu le calme du ruisseau où les œuvres de la création se réfléchissent comme dans un miroir ? Ah ! que mon cœur n’est-il aussi vierge, aussi paisible que la nature quand elle sortit des mains de son Dieu ! »
Souvent, l’été, Jean-Paul portait ses livres, son écritoires, sur la colline, et travaillait au milieu de cette nature dont toutes les images exerçaient sur lui une si vive fascination, dont toutes les harmonies résonnaient si fortement à son oreille. Il contemplait la nature en poëte, il l’observait en savant. Un brin d’herbe, une aile de papillon, étaient à la fois pour lui un sujet d’analyse scientifique et de tendres rêveries. En étudiant avec une attention sérieuse tout ce qui l’entourait, il s’étudiait lui-même jusque dans les plus profonds secrets de sa conscience. Il tenait un journal exact de ses impressions, des défauts qu’il se reconnaissait et qu’il voulait corriger, des vertus qu’il devait s’efforcer d’acquérir. Une fois il écrivait dans ce journal : « J’ai pris ce matin une écritoire, et j’ai écrit en me promenant. Je me réjouissais d’avoir vaincu deux de mes défauts : ma disposition à m’emporter dans la conversation, et à perdre ma gaieté quand j’ai souffert de la poussière et des cousins. Rien ne nous rend si indifférents aux petites contrariété de la vie que le sentiment d’une amélioration morale. »
Une autre fois il disait : « J’ai ramassé par terre dans le chœur de l’église une feuille de rose flétrie que les enfants foulaient aux pieds, et, sur cette petite feuille couverte de poussière, mon imagination a élevé tout un monde réjoui par tous les charmes de l’été. Je songeais au beau jour où l’enfant tenait cette fleur à la main, et regardait par les fenêtres de l’église le ciel bleu et les nuages flottants, où la froide voûte du temple était inondée de lumière, où l’ombre qui çà et là voilait encore quelques arceaux lui rappelait celle que les nuées dans leur cours projettent sur le gazon. Dieu de bonté, tu as répandu partout les sources de la joie ; tu ne nous invites point aux bruyants plaisirs, mais tu donnes au moindre objet un parfum bienfaisant. »
Si son existence se passait presque toute dans une silencieuse retraite, ce n’était point par l’effet d’une sombre misanthropie. Il avait au contraire dans le cœur une ardente charité, une bienveillance universelle. La vue d’un vieillard souffrant, d’un pauvre ouvrier errant par les grands chemins, excitait en lui une tendre sympathie ; la vue d’un enfant le touchait parfois jusqu’aux larmes : les animaux mêmes occupaient une partie de son temps et de ses sollicitudes. Il avait ordinairement dans sa chambre plusieurs petites bêtes qu’il cherchait à apprivoiser ; il avait des serins qui de leur cage descendaient par de petites échelles sur ses tables, et piétinaient librement sur son papier.
En 1798, il épousa une jeune fille de Berlin, mademoiselle Camille Meyer. Ce mariage, dont il eut deux filles et un fils, lui donna un suave bonheur dont il a parlé plusieurs fois avec un charme exquis, et développa en lui de nouvelles vertus. A cette époque, il s’était déjà révélé à l’attention de l’Allemagne littéraire par plusieurs de ses œuvres, entre autres le Procès groënlandais, publié en 1783 ; puis le Choix des papiers du diable, et la Loge invisible. Par ses écrits et par son mariage, sa fortune s’était améliorée. Mais il resta toujours simple et modeste, l’esprit dévoué aux séductions de l’étude, le cœur ouvert à toutes les innocentes joies de la vie. Une seuil fois il quitta sa retraite pour aller voir à Berlin, à Weimar, les hommes dont les écrits avaient souvent excité son enthousiasme ; puis il revint avec amour dans le petit monde enchanté de ses songes poétiques.
On doit à sa fille quelques charmants détails sur cette vie intérieure si calme et si pure. « Dès le matin, dit-elle, il entrait dans la chambre de notre mère pour lui souhaiter le bonjour. Son chien sautait en avant, ses enfants se précipitaient vers lui, et, lorsqu’il se retirait, cherchaient à mettre leurs petits pieds dans ses pantoufles pour le retenir, puis se suspendaient aux pans de ses vêtements jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte de son cabinet de travail, où son chien seul avait le privilège de le suivre. Quelquefois nous tentions une invasion à l’étage supérieur où il travaillait. Nous nous traînions sur nos mains le long de l’escalier jusqu’à son cabinet et nous frappions à sa porte jusqu’à ce qu’il l’ouvrît et nous laissât entrer. Alors il trait d’un vieux coffre une trompette et un fifre avec lesquels nous faisions une effroyable musique pendant qu’il continuait à écrire.
» Le soir, il nous racontait différentes histoires, ou nous parlait de Dieu, des autres mondes, de notre grand-mère, et d’une foule d’autres choses. Dès que son récit devait commencer, c’était à qui de nous s’assiérait le plus près de lui sur le canapé. Comme la table couverte de papiers nous empêchait d’y arriver de front, nous nous élancions du haut d’un coffre sur le dos du canapé où il reposait, les jambes étendues, ayant son chien couché à côté de lui, et, lorsque nous étions installés tant bien que mal, il disait une histoire.
» A l’heure des repas, il s’asseyait à table avec gaieté, et écoutait avec une vive sympathie tout ce que nous disions ; quelquefois il reprenait une de nos naïves relations, et l’arrangeait de telle sorte que le petit narrateur se trouvait avoir de l’esprit. Il ne nous donnait jamais de leçons directes, et cependant il nous instruisait sans cesse. »
Sur la fin de sa vie, le pauvre philosophe fut atteint d’une cruelle infirmité : il devint aveugle. Mais il supporta ce malheur avec une religieuse résignation ; sa gaieté même n’en parut pas altérée. Les beautés de la nature revivaient dans son âme ; il les contemplait par les yeux de la pensée. Il s’instruisait encore, en se faisant lire ses auteurs favoris, et il méditait avec plus de calme que jamais.
Le 14 novembre 1823, il se plaça sur son lit. Sa femme lui apporta une guirlande de fleurs qu’on lui avait envoyée. Il promena ses doigts sur ces fleurs dont le souvenir rajeunissait encore son esprit : « Ah ! mes belles fleurs, dit-il, mes chères fleurs !… » Puis il s’endormit d’un paisible sommeil. Sa femme et ses amis le regardaient avec une muette immobilité. Sa figure avait une expression calme, son front paraissait plus radieux ; mais les larmes de sa femme tombaient sur lui sans l’émouvoir. Peu à peu sa respiration devint moins régulière ; une légère convulsion passas sur son visage. « C’est la mort », dit le médecin.
Ainsi s’en alla doucement de ce monde cet homme de génie qui sut si bien mettre d’accord ses actions et ses pensées : sa vie et ses œuvres sont un pur et fécond enseignement.

Le Magasin pittoresque, tome XVI, n° 7, 2e livraison de février 1848, p. 55.

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