Le hareng saur
Ta robe, ô hareng, c'est la palette des soleils couchants,
la patine du vieux cuivre, le ton d'or bruni des cuirs de
Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages
d'automne !
Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d'or, et l'on
dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles
de cuivre !
Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances
rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour
ta robe d'écailles.
A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des
ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck
et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de
feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors
verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu,
les chromes, les oranges de mars !
Ô miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de
mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois
ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintil-
lements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets
de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d'or dans
l'ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !
Joris-Karl Huysmans
1 De Simon -
Premier frétillement du hareng saur et gloire de ce coquin de Coquelin-Cadet.
"J'ai composé cette histoire, – simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens – graves, graves, graves,
Et amuser les enfants – petits, petits, petits. " (C.Cros.)
C'est avec ce texte que commence probablement la vogue du monologue que Cros, le premier, porte à la hauteur d'un art véritable. C'est Coquelin-Cadet qui l'affirme en 1881 :
" Il faut avouer que le monologue entre de plus en plus dans nos moeurs. Je parle du monologue dont dont Charles Cros est la mère, et moi, si j'ose m'exprimer ainsi, la sage-femme ; de ce monologue particulier, enfant bizarrement conformé, dont le premier bégaiement a été Le Hareng Saur." (Coquelin-Cadet)
Coquelin-Cadet, acteur appartenant à la Comédie-Française, a rencontré Cros chez Tresse et Stock, libraires au Palais-Royal. Il se fait une spécialité du monologue et Charles Cros devient son auteur attitré. Son nom commence à être sur toutes les lèvres et l'ont court écouter ce comédien au succès foudroyant.
Si Coquelin-Cadet atteint très vite la gloire sur les tréteaux des boulevards et dans les soirées à la mode, Cros qui a vendu pour quelques sous la propriété complète de ses textes à ses éditeurs, ne touche rien.
L'ascension du comédien est rapide et le contraste qui existe entre sa situation matérielle et celle de Cros choque l'équipe du Chat Noir. On lit dans le Petite corresponce du journal, le 23 février 1883 cette note où transparaît l'amertume :
" Charles Cros à Coquelin-Cadet :
J'ai encore un vieux monologue. Avez-vous encore une vieille redingote ?
Votre fournisseur Charles Cros. Pitié je meurs de faim."
Un peu plus tard, les rédacteurs du journal firent insérer cette annonce quelque peu vacharde :
" M. Ernest Coquelin, dit Coquelin-Cadet prépare actuellement une brochure palpitante d'intérêt, ayant pour titre : Comment je me suis enrichi, et dédiée à notre collaborateur, Charles Cros".
(Extrait de la présentation de l'édition de "Saynètes et monologues" - 172 p. 14 euros à l'Atelier du Gué - nouvelle édition 2006 ISBN 2 589913 51-6)