Société protectrice des aliénés (avec Victor Hugo, le docteur Blanche, Paulin Gagne, Camille Pelletan et alii)

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Société protectrice des Aliénés



(Séance d’ouverture tenue dans la salle de l’Odéon, sous la présidence de M. Puyparlier.)

Bien que l’ouverture de la séance ne soit annoncée que pour huit heures, dès sept heures du soir, nous prenons place dans cette immense salle de l’Odéon, déjà aux trois-quarts remplie par les personnes – et elles sont nombreuses – qui, pour des raisons diverses et multiples, s’intéressent aux questions d’aliénation mentale.
Aux fauteuils de galerie, dans les loges et dans les avant-scènes, nous remarquons Mlles Marie Colombier, Massin, Pierson, Angelo, Van-Ghell, Alice Regnault, Berthe Legrand, Magnier, Bianca, en un mot toutes les jolies actices de Paris capables de faire tourner les têtes.
Peu à peu, les membres éminents de la Société protectrice des aliénés font leur entrée.
Voici Victor Hugo, l’avocat Gagne, le compositeur Hervé, le publiciste Alexandre Weil, le journaliste Camille Pelletan, l’ex-roi d’Araucanie, M. de Tonneins, quelques poëtes parnassiens ; M. Martinet, directeur de l’Athénée ; MM. De Chilly et Duquesnel, directeurs de l’Odéon, tous plus ou moins toqués.
MM. de Puyparlier, Sandon et Mlle Hersilly-Rouy, fous-honoraires, sont salués par des applaudissements.
Mlle Rousseil, ayant sous le bras l’article 47 est l’objet d’une ovation.
L’arrivée de M. Garsonnet, l’ami des fous, met le comble au tumulte.
Cependant le calme se rétablit vers huit heures, et les trois coups annoncent l’ouverture de la séance.
L’orchestre exécute l’ouverture de la Folie à Rome, et la toile se lève.
M. de Puyparlier donne lecture de quelques communications et de plusieurs lettres qui lui sont adressée de diverses maisons de santé de la France et de l’étranger.
Un grand nombre de pensionnaires de Charenton s’excusent de ne pouvoir assister à la séance pour raisons majeures.
Le citoyen Babick, ex-membre de la Commune, se dit retenu à Genève pour raison de famille.
Après avoir prononcé un petit speach de circonstance, la parole est donnée à MM. Foussier et Charles Edmond. (Mouvement d’attention.)
M. Foussier-Edmond. – Mesdames et messieurs, nous venons vous entretenir de l’affaire de la baronne, qui a trait, comme vous savez, à M. de Savenay, surnommé le Fou malgré lui.
Nous passons rapidement sur les premières années de M. de Savenay ; nous ne parlerons pas de son mariage…
Le docteur Blanche. – Premier acte de folie. (Approbation unanime.)
M. Foussier-Edmond. –… et nous le retrouverons à Wiesbaden, à l’âge de 55 ans, il est veuf et père d’une fille bonne à marier.
Victor Hugo. – Combien j’ai vu mourir de jeunes filles ! (A l’ordre ! à l’ordre !)
M. Foussier-Edmond. – M. de Savenay rencontra au bain une certaine baronne Van Berg, sorte d’aventurière que nous appellerons une Ondine, si vous le voulez ; il s’amourache de la baronne et l’épousa…
Le docteur Blanche. – Second acte de folie. (Approbation unanime.)
M. Foussier-Edmond. – Le jour même de sa noce, il apprit que sa femme n’était qu’une affreuse coquine ; au lieu d’exiger une séparation immédiate, il eut l’étrange idée de jeter à la tête de son épouse toute une série de chaises et de tabourets.
Victor Hugo. – Ah ! ne battez jamais une femme qui tombe (A la porte ! à la porte !)
M. Foussier-Edmond. – Quelques notaires et plusieurs domestiques ayant été témoins de cette inexplicable scène de ménage, conduisirent M. de Savenay à l’excellente maison de campagne de notre éminent collègue le docteur Blanche. (Bravos).
Le docteur Blanche. – Messieurs, à votre service ! (Plusieurs membres remercient chaleureusement leur collègue.)
M. Foussier-Edmond. – Mais la maison du docteur Blanche n’est pas sûre, en ce qu’on en peut sortir (vives protestations du docteur) et M. de Savenay s’échappa pour venir tordre le cou à Mme de Savenay.
M. Camille Pelletan. – J’enregistre ce trait de mœurs réactionnaires pour le clouer au pilori de l’opinion.
M. le Président. – Jeune homme, n’interrompez pas ; occupez-vous plutôt de démêler votre chevelure inculte. (Applaudissements.)
M. Foussier-Edmond. – Enfin, Messieurs, pour terminer, nous vous dirons que M. de Savenay mourut quelques minutes après avoir étranglé sa femme. (Mouvement de réprobation.)
M. le Président. – Messieurs, vous avez écouté avec attention le récit de M. Doussier-Edmond ; c’est à vous maintenant de descendre dans vos consciences et de vous demander si ce M. de Savenay qui a jugé à propos de mourir après s’être marié deux fois et après avoir tué une femme qui n’en valait certes pas la peine, est oui ou non un fou ?
(Il est procédé au scrutin et, à l’unanimité moins une voix, celle de M. Garsonnet, la réunion déclare que M. de Savenay était bien fou.)
M. Gagne. – Je demande l’archi-parole pour un archi-fait archi-personnel. (Tumulte.)
M. le Président. – Allez vous asseoir.
M. le docteur Blanche. – Je demande la permission de me retirer pour aller donner mes soins à mes collègues du Conseil municipal. (Il sort.)
M. Camille Pelletan. – Je propose à l’Assemblée de s’associer à une œuvre charitable dont je suis le promoteur. Il s’agit d’une souscription en faveur des malheureux frères-citoyens obligés de se réfugier à l’étranger, victimes de la haine aveugle d’une société corrompue. (Protestations. Plusieurs membres quittent leurs bancs et menacent l’orateur.)
M. le Président. – Que ceux qui veulent qu’une mesure disciplinaire soit appliquée au préopinant lèvent la main.
Victor Hugo. – S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !
M. Le Président. – En conséquence, MM. Camille Pelletan et Victor Hugo sont condamnés à passer à l’Odéon les soirées qu’il leur reste à vivre. Ils sont confiés à la garde de M. de Chilly. Il sera pourvu à leur entretien au moyen des recettes de la Baronne. (Applaudissements.)
L’ordre du jour étant épuisé, la séance est levée et l’Assemblée s’ajourne au… retour de Napoléon III.


Crispino

La Revue comique (Bertall dir.), rubrique « Coups de lorgnette », n° 8, 3 décembre 1871, p. 96.

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