Truandailles (avoir des châsses ou n'en avoir pas)

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Jean Richepin (1849-1926) va finir par être à la mode.
Depuis la réédition du Coin des fous (Séguier, 1996), des Morts bizarres (L'Arbre vengeur, 2010) et de La Glu (José Corti, 2010), ce "roman du temps de Montmartre", voici que se constitue un groupe de recherche et d'édition autour de Sylvie Thorel et que les éditions Le Vampire actif rendent aux lecteurs Truandailles, un recueil de nouvelles formidables daté de 1890.
Jean Richepin sera la coqueluche des années 2010 ou ne sera pas. Mais il fut, donc... c'est comme ça.

Pour le dire vite, Truandailles, c'est Jean Richepin au pays des Freaks.
Saltimbanques, bancroches, malfoutus de naissance, estropiés au besoin, putassiers et cyniques, ils vivent en marge et pensent à l'avenant. Sous la plume de Richepin, qui nous trace des histoires horribles à souhait - il fallait émouvoir les lecteurs de la presse sous peine de n'être plus appelé à paraître -, on dirait qu'ils ont la mauvaiseté accrochée à l'âme car ils se gaussent de la vie et de la mort. De la mort des autres s'entend, pourvu qu'ils y trouvent vengeance. Candides à leur manière, amoraux plutôt que pervers, ils survivent dans des conditions scabreuses, ne se préoccupent guère de paraître, mais ne laissent jamais d'offense impunie — signe d'organisation s'il en est. C'est le curieux des portraits splendides tracés par Richepin, qui estomaque une fois encore le bourgeois, ses personnages sordides parviennent à démontrer que l'humanité n'est pas sans ressources dès lors qu'il s'agit de punir, de bafouer ou de rire aux dépens d'autrui. Et Richepin sait s'amuser.
Une nouvelle fois, écrivions-nous... Homme de presse bien introduit, Jean Richepin connaissait parfaitement la formule gagnante, le rythme et le format de ces textes en prose qui venaient soutenir l'intérêt des compactes colonnes des journaux de son siècle : une part considérable de la littérature y est né, et de la sienne en particulier.
Depuis sa fameuse Chanson des Gueux (1876). Richepin connaissait en outre les vertus du sauproudrage de l'argot pour épicer une nouvelle littéraire, fût-elle diablement bien écrite, comme on peut s'en convaincre ici, et avec quelle plume, et quel esprit :

Certes, à notre benoîte époque d'égalitairerie, de médiocratie, de rentrez dans le rang, d'abomination rectangulaire, comme dit Edgard Poë ; en ce délicieux temps où le rêve de chacun est de ressembler à tout le monde, tellement qu'il devient impossible d'établir une distinction entre un président de la République et un maître d'hôtel, tous deux aussi distingués l'un que l'autre ; en ces jours avant-coureurs du jours promis et paradisiaque qui verra, si j'ose m'exprimer de la sorte, s'épanouir sur le monde nivelé les grises floraisons de l'uniformité dans le neurtre ; certes à une époque pareille, on a le droit d'être laid, le droit et même le devoir.

Ne sent-on pas souffler l'esprit qui inspira Michel Audiard un siècle plus tard ?
Tressée dans une langue populaire, sa Chanson des Gueux lui avait donc valu la célébrité, cinq cents francs d'amende et un mois de prison à Sainte-Pélagie pour attentat aux bonnes mœurs. Puis son recueil connut une célébrité qui ne s'est jamais démentie (on ne compte plus ses rééditions). Le chevelu touche-à-tout, tour à tour élève de l'École normale supérieure, soldat, vagabond, saltimbanque, débardeur, homme de presse, biographe de son ami Vallès et finalement académicien, le très exceptionnel Richepin, avait mis là le doigt sur cette curiosité linguistique qui passionne l'être bourgeois ou petit-bourgeois, cette langue populaire et argotique qu'on ne peut parler en société qu'à condition de n'y prêter aucune attention - c'est-à-dire qu'on ne peut guère la parler hors du milieu affranchi, milieu qui seul l'appelle et l'autorise... à moins d'user de sa couleur terrible pour patiner la chute d'une histoire douce-amère :

Ah si j'en avais, moi, des châsses !

Depuis Vidocq, on en connaissait quelques trucs, pourtant l'argot de Vicdocq était alors assez désuet, comme peuvent en témoigner ses Mémoires. D'où l'intérêt des ajouts auxquels ont procédé les éditeurs du présent volume : s'ils ne vont pas jusqu'aux travaux de Marcel Schwob sur le parler jobelin, ils incluent à juste titre le Victor Hugo de la rue et le Eugène Sue des barrières en quelques fragments hautement significatifs. De même, puisque Richepin a trouvé lui aussi son Poulet-Malassis - le sien se nommait Henry Kistemaekers et publia en 1881, à l'instar de l'éditeur des Fleurs du Mal provoquant la censure depuis Bruxelles, les pièces interdites de la Chanson des Gueux en Belgique - on trouve dans le présent volume, l'"Idylle des pauvres" et ses compagnes tronquées par les juges. Bref, vous l'aurez compris, l'édition proposée est à la fois illustrative du talent de Richepin et très documentaire d'autant qu'elle compte encore, en prime, une préface de Richepin de 1890, un texte gratis intitulé "Forains" (1924) où il dit son amour de la vie du voyage, et confesse certaines pratiques à la fois sportives et commerciales de sa jeunesse agitée...
Un dernier fragment vous dira quelle langue vous y découvrirez (l'argument argotique pouvant être trompeur) :

A vrai dire, même sans l'espoir de connaître le patarin, il y avait de quoi ne pas sentir la fatigue, seulement à s'emplir les regards des merveilleux tableaux incessamment déroulés par la montagne. Rien au monde ne surpasse en tragique beauté ces fauves Cévennes, aux rocs raides entaillés de hautes brèches, aux brusques arêtes, gigantesques ossements qui semblent avoir été fracassés à coups de hache par des dieux ivres de colère, carcasses décharnées depuis toujours par les mains pillardes des vents, par les langues lécheuses et baveuses des torrents en cascades, mais carcasses depuis toujours caressées par un amoureux soleil qui, sur leur lividité spectrale, fait courir le vivant frisson de sa pourpre et les ors fondus de ses baisers.


Vous comprendrez qu'il n'y aura naturellement pas d'été ensoleillé sans Truandailles.




Jean Richepin Truandailles, édition établie, présentée et enrichie par Hugues Béseau et Karine Cnudde. - Lyon, Le Vampire Actif, coll. "Les rituels pourpres", 378 pages 19,50 €



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