L'Anniversaire d'espérance

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L'anniversaire d'espérance

1er mai 1900

La conscience d'un peuple est jonchée d'anniversaires, comme ses champs sont jonchés de tombes : à mesure que l'histoire marche, elle fixe avec des souvenirs et des mausolées la trace de ses pas lourds; sur le ?ol tassé, sur les esprits piétines se marquent ainsi la longueur dos âges, la douleur des efforts, les gloires et les forfaits d'une race.
Vieille terre gauloise, antique âme celtique, que d'invasions ont déjà sonné pesamment sur vous, que d'existences vous avez bues et que de doctrines ! Vous portez le faix d'une destinée laborieuse inscrite sur des marbres sanglants et dans des traditions inflexibles : lorsque les heures reviennent, chargées de trophées et d'évocations, oh voit les foules pieuses mettre des fleurs aux croix moussues, et rêver des exploits accomplis par les morts ; les corps se prosternent devant les dalles funèbres, les pensées devant les préjugés sacrés et devant les légendes.
Pays de tombeaux et d'anniversaires, n'as-tu pas peur de t'endormir dans ta mélancolie et de laisser tes cimetières submerger tes villes? Certes il faut que par ces hauts symboles des entreprises et des conquêtes que conduisaient les aïeux la force d'une nation se grave dans la durée. Chaque territoire transmet aux temps qui viennent, avec une soigneuse tendresse, l'empreinte votive de l'orgueil des peuples.
Mais toi, peuple clair et ardent, ne crains-tu pas en observant avec de pareils scrupules, le respect de ton passé, ne crains-tu pas de conduire trop tôt encore, sur les chemins bruyants du monde nouveau, le cortège de tes funérailles ?
Allons, redresse-toi. Ne regrette plus : espère. Au lieu de te tenir immobile, avec l'effroi de désobéir aux préceptes anciens,exerce ton corps à une initiative rajeunie. N'ensemence pas ton cerveau de ferveurs lointaines, de désirs chevaleresques, sources des haines, des doutes et des dédains où tu t'alanguis ; jettes-y la graine des libres desseins, et des moeurs pacifiques que réclame désormais une humanité plus savante.
Ne te détourne pas sans cesse, au frôlement des ombres héroïques, vers des emblèmes poudreux : va aux usines, aux instituts, sur les places bouillantes de négoces et de disputes !
Les édifices que la science t'invite à construire, sont une aussi belle oeuvre pour tes mains, que les cénotaphes, et il y a des idées neuves aussi fécondes pour ton intelligence que les anniversaires pompeux.
L'avenir a ses anniversaires comme le passé : aime-les, aime-les, peuple assombri ! Ils te rendront la lumière joyeuse.
Celui que la fatigue du peuple asservi a placé au premier jour de mai, ne vaut-il pas le triste rappel des victoires despotiques, ou le gémissement que fait naître la date d'une défaite guerrière !
Les hommes qui peinent dans la nuit des mines, dans les fournaises où rugit la fonte, dans les ateliers emplis de vapeur et de charbon, ont voulu affirmer leur amour de la vie.Tout leur est excusé ; c'est à peine s'ils connaissent le jour et les fleurs qui renaissent avec la saison montante, meurent au seuil des lieux qui dévorent leur souille et courbent leur échine. Mais ils espèrent ! Alors, dans un grand élan unanime, ils ont voulu que leur espérance, elle aussi, entrât dans le printemps retrouvé, qu'elle emplit une de ses journées tout entière, comme la sève puissante d'un rêve inépuisable I C'est la fête du travail de la misère et de la foi !
Maintenant, dans les volontés, il pousse aussi, chaque année un printemps grave qui les saoule, qui les attriste, qui les fait bondir.
Idées nourries de sang, paix exaltée avec une véhémence fanatique, apostolats haineux, longs rêves d'amours, s'éveillant dans la révolte, qu'importe que cette aube soit tumultueuse encore, et se lève dans la pourpre de la tempête ?
C'est une fête tressaillante pleine des sursauts de la vie qui grandit. Les villes ont des clameurs ; les cabarets retentissent de voix meurtrières; on mêle l'alcool aux vaillances cherchées ; on est brutal dans l'apprentissage de la douceur, et intolérant dans le goût de la justice : Qu'importe ? Qu'importe ? C'est le printemps des mains calleuses et des cerveaux mûrissants ; c'est le printemps de l'humanité pensive ; des sociétés unies, des classes confondues, des individus soulagés de l'esclavage par le soutien des machines ; c'est le printemps de la terre électrisée et lumineuse, des courses happant les distances, des foules fières, des idées rapides, des devoirs nets.
Pourquoi pleurer les morts quand les vivants nous appellent à des méditations si fructueuses ? Pourquoi nous convertir encore à ces religions, dont la mission est accomplie ? Pourquoi perpétuellement regarder la chute des jours, et mesurer au sablier des dates illustres et des aventures révolues la valeur de nos âmes sanglotantes? Trêve des fêtes mémoriales, et des réjouissances funéraires ! Que la mort reste morte ! Ne la plantons plus en terre, comme un arbre destiné à devenir ensuite l'abri de toute notre vie ! La fête de l'espérance a sonné dans le mois de mai; écoutons-la; c'est la diane qui chante le réveil de notre moralité enrichie !

Henri Hertz.

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