L'abruti, homme de lettres

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L'abruti, homme de lettres

Celui-là est triste. Il écrit des correspondances pour les journaux de la province et de la Belgique. Les journaux belges sont à peu près son unique bonheur. On ne les voit jamais, seulement il a le plaisir au café où il fait sa copie, de montre à quatre buveurs d'absinthe les mots incendiaires qu'il expédie tracés en encre bleue sur papier pelure d'oignon.
Son aspect est celui d'un sous-officier retraité devenu juif de Francfort. Il a la moustache du hussard de Bercheny et la lévite de l'usurier de la Judengasse. Il n'est pas sans jouir d'une certaine notoriété. Il est légendaire et sa pipe aussi. Il possède même un sosie - ce qui constitue dans le monde des lettres, un honneur insigne. Ce sosie, ancien vicaire du dieu Courbet, rédige en chef des journaux bulgares, et porte même lévite, mêmes moustaches, même pipe.
Il sait le caboulot qui ouvre le premier, et celui qui ferme le dernier. A trois heures de l'après-minuit, il se tue lui-même. Vers une heure il traîne chez Brébant : Les passants lui font' monter1 l'escalier du souper. Les filles du Casino le tutoient, il les amuse.
Il a pour monomanie de tout connaître depuis vingt ans. Parlez-lui d'un enfant qui vient de naître, il vous dira :
- Je le connais depuis vingt ans !
Ce caractère sera probablement très commun dans une vingtaine d'années, - ou plutôt dans une dixaine, - en tenant compte de la rapidité avec laquelle hommes et choses vieillissent. Car on voit de tous côtés des jeunes gens faire les métiers réservés d'habitude à ceux pour qui il n'est plus d'avenir.
Je ne le dis pas seulement pour les articles biographies, pour les nécrologies, - qu'on ne devrait faire que pou s'habituer soi-même à mourir, - pour les ouvrages de ciseaux auxquels on aspire comme on pourrait aspirer à une beau drame.
Les jeunes gens font des dictionnaires, des relations de voyage, des compilations, des monographies de la ville de Sedan pendant l'année 1549, et surtout, pire que tout le reste, des échos de Paris.
L'Écho est un des abrutissants les plus actifs; si on en doute; qu'on veuille regarder la situation de l'échotier.
A des époques à peu près aussi reculées que le règne de Louis d'Outremer, l'écho a pu être amusant, puisqu'il était rare. Considération vitale pour lui, il n'y avait pas de petite gazette quotidienne, et les grands journaux ne s'occupaient pas de commérage en dehors de la politique. Un homme un peu au fait des coulisses de Paris, était en mesure d'amuser ses contemporains une fois par semaine.
Il n'en est plus ainsi. Le cancan règne dans les journaux comme dans les vaudevilles. Les coulisses intéressent bien plus que la scène, et je ne comprends pas qu'un directeur intelligent n'ait pas encore imaginé une salle de spectacle double, l'une devant, l'autre derrière le théâtre. On paierait plus cher dans la seconde. Il arrive donc que grands et petits journaux quotidiens publient avec Ja rapidité d'un feu de file :
« M. Blum a passé la veille au soir, par un temps serein, sur le boulevard des Filles du Calvaire.»
Jugez les indiscrétions que peuvent commettre les échotiers hebdomadaires. Ils n'en essayent. même pas. Ils rassemblent tristement les journaux de la semaine et les dépouillent. Le résumé - le même pour tous, - devient un livret sur lequel ils composent leur petite cantate. La chanson étant la même, les airs ont du mal à ne pas être les mêmes et ces messieurs sont forcément beaux esprits, en cela qu'ils se rencontrent souvent.
M. Timothée Trimm confère à la salle Valentino.
L'échotier naïf raconte que M. Joseph Prudhomme s'est retiré fort édifié, et a recommandé à son jeune fils la fréquentation quotidienne de cet établissement instructif, qu'il avait d'abord pris pour un rendez-vous d'hétaïres.
L'échotier malin dit qu'un monsieur myope a cru, par la voix de l'orateur, assister à une séance de mademoiselle Esther Sezzi.
L'échotier humoristique : M. Trimm a terminé son discours par une brillante séance de prestidigitation, où il a fait jaillir du fond de son petit chapeau, deux cent mille numéros du Petit Journal, gracieusement distribués au public par M. Millaud, costumé en postillon.
L'échotier sournois loue M. Trimm du courage qu'il a déployé en ne se laissant pas déconcerter par la bordée de sifflets qui l'ont assailli - si injustement, - car jamais M. Trimm n'a eu plus d'esprit:
L'échotier sauvage requiert l'application des articles du code pénal relatifs à l'assassinat prémédité.
L'échotier blasé en sort de son tiroir une qui est toujours très bonne :
M. Trimm voulant reprendre haleine, remue consciencieusement un verre d'eau sucrée : lorsque le sucre est bien fondu, un auditeur placé au premier rang s'en empare, et vide le contenu en s'écriant : C'est pour une dame !
J'ai remarqué qu'en fait de plaisanteries sur les orateurs, celle du verre d'eau ne manque jamais son effet. L'orateur est quelquefois supposé hydrophobe : d'autres fois, il avale le sucre et se sert de l'eau pour se laver les mains, ou bien il demande si l'administration ne fournit pas l'absinthe. C'est le verre intarissable.
La charge est plus facile que la raillerie, l'engueulement que la critique, et la cascade que le mot. L'exagération est plus facile que la vérité, que l'humain. Aussi pastichera-t-on bien les hyperboles des théogonies hindoues, tandis qu'on pastichera très mal une Nuit de Musset. Les excursions dans l'absurde ne sont permises qu'à des esprits très délicats, qui sont sûrs d'en revenir. Un journaliste habitué de la loge infernale, imprima un jour que le personnel féminin du foyer de la danse était un corps de balais. Le lendemain un échotier annonçait que le gouvernement maintiendrait la subvention de l'Opéra, à la condition expresse que ces dames se mettraient journellement a la disposition, des cantonniers, afin d'éviter à la ville l'entretien onéreux du matériel qu'elles sauraient si avantageusement remplacer.
Je préfère les bons Wurtembergeois qui n'ont rien compris, se racontent sur le boulevard qu'un journaliste a appelé les danseuses corps de plumeaux, rient aux éclats et trouvent le mot très drôle.




Hector de Callias Les Mirages parisiens. - (Paris), (s.n.), 1867, p. 4-sq.



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