Léon Bonneff, par Lucien Descaves

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C'est ce soir même, à l'heure où, portes closes, les libraires prépareront leurs tables pour leurs clients de demain, que se manipuleront des exemplaires du grand livre de Léon Bonneff, Aubervilliers. Car c'est bien demain, le 13, que reparaît Aubervilliers, le roman-docu de Léon Bonneff à l'enseigne de L'Arbre Vengeur.
Pour fêter cette résurrection qui réjouira les amateurs de littérature, le Préfet maritime donne le chapitre touchant que Lucien Descaves, véritable artisan de la publication initiale du livre dans les pages de Floréal (le Préfet maritime ayant enquêté vous livre dans sa préface les traces de cette mystérieuse édition).
Voici donc ci-dessous un document historique.



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Léon Bonneff

FLOREAL publiera incessamment : AUBERVILLIERS, le dernier livre de Léon Bonneff, né à Gray, le 20 septembre 1882, mort à l'hôpital militaire de Toul, le 29 décembre 1914, des suites des blessures reçues en Lorraine.
Les parents de Léon Bonneff et de son frère Maurice, né comme lui à Gray, le 28 décembre 1884, exerçaient le métier de brodeurs. Ils quittèrent la Haute-Saône pour venir s'établir à Belfort, où leurs deux fils suivirent les cours de l'école communale. Us y obtinrent leur certificat d'études primaires, Léon le 20 juillet 1893, Maurice le 30 juillet 1895.
Que faire, ensuite ?
Léon Bonneff vint seul à Paris, en 1898 ; il y avait trouvé un petit emploi chez son cousin, l'éditeur Alcan. Il prit pension 46, rue de la Santé, chez deux sœurs qui hébergeaient des étudiants en théologie et des candidats aux écoles spéciales. La survivante des deux sœurs fut ma voisine jusqu'à la guerre ; bien souvent, elle m'a parlé de son petit pensionnaire. Sa, journée « tirée », et elle était longue, il rentrait rue de la Santé, dînait rapidement et s'enfermait dans sa chambre pour se remettre au travail, compléter une instruction inachevée. Il éprouvait l'impérieux besoin d'apprendre seul ce qu'on ne lui avait pas appris ou ce qu'on lui avait mal appris.
En 1900, les parents voyant leur second fils décidé II rejoindre son frère, raccompagnèrent à Paris, et toute la famille s'installa 37, rue de la Tombe-Issoire où demeurait celui qui fut mon second père, Gustave Lefrançais, ancien membre de la Commune.; Il n'avait plus qu'une année à vivre, et il la vivait, Pauvre, fier, farouche et sans tache.
Je ne sais qui introduisit le petit Bonneff chez Lefrançais, toujours est-il que mon vieux directeur de conscience lui donna le conseil de me soumettre essais. Et Léon nie les apporta, un matin, en rougissant. Il était de taille moyenne, mince, blond, légèrement poupin... et il rimait ! Il célébrait la nature et l'amour et les célébrait si honnêtement, avec une candeur telle que je ne pus m'empêcher de lui dire: « Est-ce que vous tenez absolument à vous exprimer en vers et à n'exprimer que des vérités reconnues ? En ce cas, continuez. Si vous avez du génie, et un génie lyrique, on le verra, bien. Si vous n'êtes résolu, au contraire, qu'à n'avoir que du talent, éludiez le modèle. Au faubourg, où nous vivons tous les deux, il n'y a que l'embarras du choix. Abaissez vos regards. La vie sort des pavés. Forgez vous-même vos outils. »
Léon Bonneff s'en alla. Quand je le revis, il avait travaillé. Il était entré chez son voisin, le vieux révolutionnaire impénitent ; il l'avait trouvé trempant un petit pain dans une tasse de Proudhon, savoureux consommé. Bref, Léon Bonneff venait à la fois me présenter son frère Maurice, jeune soldat, m'annoncer sa collaboration au journal L'Action et me confier ses projets.
Il m'avait écouté au-delà de toute espérance. Il poursuivait auprès des syndicats ouvriers une enquête sur les maladies professionnelles, et la, situation de l'enfant dans l'industrie. Son frère, à la veille d'être libéré du service militaire, s'associait à des travaux. Ils manifestaient l'un et l'autre une fraternité de cœur et d'esprit qui fortifiait les liens si souvent fragiles du sang.
Et pourtant, ils ne se ressemblaient pas. Tandis que Léon, timidement assis sur le bord des chaises, parlait avec douceur et les doigts joints par le bout, Maurice, le poil rêche, allait venait cherchant le pot de fleurs à bousculer. Il avait beaucoup plus que son aîné les épaules d'un homme d'action, d'un socialiste militant.
En 1905. il firent paraître ensemble un petit livre sur les maladies professionnelles intitulé : Les Métiers qui tuent, et trois ans après, ils venaient, un soir, me demander une préface au nouveau volume que Rouff allait leur publier : La vie tragique des travailleurs, Je n'étais guère en train d'écrire une préface, mais les Bonneff insistèrent, je lus leur livre en bonnes feuilles et je cessai de me faire prier. Tout l'honneur était pour moi.
Les Bonneff entrèrent l'un à l'Humanité, l'autre à la Dépêche de Toulouse. Ils publièrent Les Marchands de folie (alcool et cabarets), et La classe ouvrière dont ils furent les historiens, affectueusement, en pleine connaissance de cause, de bonne cause.
Hélas, maladies professionnelles, accidents du travail, métiers qui tuent, exploitation capitaliste et autres calamités de l'espèce ouvrière, allaient pâlir devant le fléau de l'espèce humaine : la guerre. Léon Bonneff laissait en partant pour ne plus revenir un livre terminé, celui que Floréal va faire connaître à ses lecteurs. Nous lui conservons le titre provisoire que l'auteur lui avait donné Aubervilliers.
Peu importe que la guerre et ses suites aient plus ou moins modifié les conditions du travail dans l'endroit où Bonneff a porté l'ardeur investigatrice qui le dévorait. Il envisageait avant tout, et il faut n'envisager comme lui que "La Peine des hommes" suivant le mot de Pierre Hamp, et les mêmes métiers déciment aujourd'hui les mêmes hommes qu'hier.

Lucien Descaves, de l'académie Goncourt.

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