Les incipits de l'été (3)

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La semaine avait été formidable — monumentale. Ses retentissements autour de lui s'étaient à peine assoupis — le moindre mouvement ou la moindre pensée les transformaient en une vaste symphonie, telle une brise dans une forêt de cloches. En premier lieu, il avait chipé un volume d'histoires de Poe dans la bibliothèque de sa mère, et par conséquent avait passé une nuit à délirer en enfer. Il était descendu, descendu, au beau milieu d'un fracas métallique, de serpents de flammes sèches léchant un ciel de fer, flanqué d'un étrange compagnon de forme et de taille changeantes, qui marchait et parlait. Pour une grande part, ce compagnon semblait n'être qu'une voix et qu'une aile — une aile noire énorme, découpée, douce et tombante, comme celle d'une chauve-souis; il y a fait remarqué des nervures. Quant à la voix, elle avait été singulièrement gentille. Si elle lui avait paru empreinte de mystère, c'est sans nul doute que lui-même était stupide. A coup sûr elle avait résonné placide et raisonnable, exactement en fait, comme celle de son père lui expliquant un problème de mathématiques ; mais, quoiqu'il en eût remarqué la structure ordonnée et logique, et ressenti que s'approchait inévitablement une vaste et magnifique ou terrible conclusion, la nature et la signification de la conclusion même lui échappaient toujours. C'était comme si, toujours, il était arrivé un trop tard. Lorsque, par exemple, il était enfin arrivé à la muraille noire qui enfermait la cité infernale et avait vu le portail en arche, la voix lui avait certainement dit que s'il se hâtait, il verrait, à travers l'arche, un paysage lointain et bas d'une nature extraordinairement prodigieuse. Il s'était hâté, mais cela avait été en vain. Il avait atteint le portail et pendant la plus minuscule fraction d'un instant il avait même aperçu le vert vaste des champs et des arbres, le ruban bleu sinueux de l'eau, et l'éclat d'une intense lumière donnant une brillance à quelque objet lointain. Mais alors, avant qu'il n'eût le temps de remarquer plus que cela, que chaque détail de ce paysage féérique semblait mener à l'existence d'un éclat unique, solution d'une signification éblouissante, soudain, pluie infernale, stries de feu et rouleaux de fumée l'avaient balayé. Alors la voix était devenue, semble-t-il, ironique. Il avait échoué et il eut envie de pleurer. (...)






Conrad Aiken Etrange Clair de lune & Etat d'esprit (1925 et 1927). Traduit de l'anglais (USA) par Joëlle Naïm. — La Barque, 48 pages, 12 €

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