Joint au dossier (I) : La Queue du chien (contre dada)

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La Queue du chien


Il n'est pas de preuve plus éclatante de la crise de la critique et du jugement parisien, que ces articles que l'on a publiés dans tous les quotidiens sur la dernière réunion des « Dadas ».
On a lu des lignes et des lignes sur ces manifestations qui ne font rire personne, on a écrit des chroniques dans les plus graves gazettes sur ces manifestations d'arrivistes, et la salle de spectacle où ils se réunissaient était pleine de curieux qui ne se dérangeraient sans doute point pour applaudir à l'effort sincère d'un inconnu.
Il a suffi qu'on promette à des badauds qu'on lâcherait des ballons rouges pour qu'ils se précipitent au bureau de location. Pendant ce temps, que des artistes gagnent misérablement leur vie dans des orchestres de café, comme jadis Gabriel Dupont, et qu'ils ne puissent jamais trouver l'argent nécessaire à la location d'une salle pour faire entendre leurs œuvres ou apprécier leur talent, qu'importe ! On lâche des ballons rouges salle Gaveau.
Que le public s'amuse a ces futilités, u'il ait besoin de gaîté, qu'il préfère les < Dadas » aux opérettes pseudo-grecques, c'est son droit. Mais que la critique parle de ces gens, que ceux qui sont ici les successeurs de Sainte-Beuve trouvent le temps de s'intéresser à ces plaisantins, qu'ils se donnent la peine d'en écrire, on nous permettra de nous en étonner.
S'il suffit de se promener nu dans les rues de Paris en hurlant quelques onomatopées pour décider nos critiques à découvrir la littérature, si les grands quotidiens qui n'accordèrent pas vingt mots à Isadora Duncan quand elle nous révéla la joie de sa danse, donnent l'hospitalité aux reportages sur ces assemblées de niais, renoncez à écrire ou à composer des sonates, vous tous qui ne

savez pas couper la queue de votre chien.

Nous avons pourtant besoin, plus que jamais, de directeurs de conscience. Dans le désarroi moral et intellectuel où nous sommes, nous voudrions que quelqu'un nous guidât. Nous ne le suivrons pas toujours, nous pourrions nous révolter contre ses arrêts, mais du moins nous saurions qu'une libre intelligence se passionne à l'effort des écrivains. Nous ne lui demanderions point de découvrir des talents, comme on dit. La tâche d'un Critique est déjà trop lourde aujourd'hui pour qu'il puisse parler de tous les auteurs que le public connaît. Mais s'il consacrait son feuilleton à un livre, il se donnerait le mal de le lire et de le situer dans son époque et dans la vie de son auteur. Il exécuterait des romanciers ou des poètes que nous aimons, mais il remettrait aussi à leur vraie place les poètes ou les romanciers qui ne doivent le.succès qu'à la publicité ou au mauvais goût.
Aujourd'hui le critique n'a point d'opinion. Il est hanté par cette crainte : déplaire aux jeunes. Et quoi que les jeunes fassent, si folles que soient leurs excentricités, si pauvres que soient leurs farces d'atelier, le critique s'émerveille des manifestations de cette jeunesse et se hâte de n'être point réactionnaire.
À qui fait-il du tort ? A ceux qui n'ont point l'audace d'imiter les aboiements du chien pour faire tourner la tête du passant ; à ceux qui croient encore que le métier d'écrire veut du silence, de là sincérité.
Le critique ne dirige point ses lecteurs. Il se laisse diriger par sa clientèle. Supposez un instant qu'un de nos Aristarque, ne trouve point sublime ni Jean Cocteau ou M. Picabia et qu'il préfère à tous les poèmes en forme d'urne funéraire la chanson du roi Henri, comme Akeste. que ne lui reprocherait-on pas ? Il serait classé dans la catégorie des vieilles barbes, et cent jeunes gens le mépriseraient. C'est pour ces cent jeunes gens là que le critique écrit !
Que nous manquions de papier, que des écrivains ne puissent publier leurs œuvres, que nous soyons menacés d'une des crises les plus graves dont puisse souffrir un pays, le critique trouve dans ces menaces beaucoup moins de raisons de s'émouvoir que devant les « blagues » de M. Aragon.
On se plaint que les auteurs ne soient pas joués, mais on applaudit si une grande salle est louée par des jeunes gens qui spéculent sur la bêtise des snobs et qui se font de l'argent aux frais des sots. On ne dira rien d'un pianiste d'un violoniste qui fait mieux aimer Bach ou Beethoven, mais on jugera d'un souffleur de trompette !
Petit provincial attarde qui crois. que Flaubert fut un maître et qui suis, dans l'acharnement à ton travail son exemple ; poète des temps révolus qui crois encore qu'on rime dans une mansarde et qu'un jour doit venir où tant de bonne volonté, de sacrifices, auront leur récompense, venez ,à Paris, descendez de votre sixième, hurlez « Da ! Da ! » dans les rues, habillez-vous de feuilles de vignes, et la critique vous considérera. On dira de vous : « Peut-être est-il l'avenir ? ».
Car il est entendu qu'il faut être fou pour intéresser nos sages.

René Bizet




Comoedia, 2 juin 1920.

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