Derrière l'abattoir : un grand livre !

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Un grand livre a reparu il y a peu.
Ceux qui l'ont lu le savent.
Les autres s'en rendront compte aisément, pour peu qu'ils suivent leur instinct et, peut-être aussi, le jugement de Victor Margueritte.
Il place Derrière l'abattoir avec au nombre des très très grands livres sur la guerre.
A vous de voir.


Derrière l'abattoir
par Albert-Jean (1)

Voici un livre admirable...
Et terrible.
L'un des plus beaux à coup sûr que j'ai lus, parmi ceux qu'inspira la guerre. A côté de "l'Ouragan", de Florian-Parmentier (2), à côté du célèbre "Feu", d'Henri Barbusse, il convient de placer dorénavant "Derrière l'Abattoir", d' Albert-Jean.
(Un petit, tout petit roman (il ne chiffre 'pas même deux cents pages), mais, — par la force nue et simple de la construction, par la vengeresse âpreté comme par la pitié profonde de l'observation, par la sobriété enfin, 'vraiment magistrale, de la forme, — une grande œuvre.
Derrière l'Abattoir, où dans le rougeoiment sinistre du sang répandu s'accomplissait, horreur sans cesse accrue, l'épouvantable massacre humain, Albert-Jean nous montre la caserne, j'allais écrire la caverne, où, Minotaure anonyme, l'autorité militaire doublée de l'autorité médicale engloutissait impitoyablement la morne foule des récupérés, — la raclure des « fonds de tiroirs ».
Chair de renfort, pauvre chair tarée des malades et des infirmes, loques douloureusement vivantes encore des tuberculeux, des cardiaques et des épileptiques, toutes ces misérables existences que la souveraineté du G. Q.G., servie par la docilité hiérarchique, drainait sur tout le territoire avec sa violence crochue, puis envoyait au bouchage des trous, dans le troupeau marqué pour la tuerie !...
Un sur dix (nous dit Albert-Jean) parvenait au but sanglant. Les autres crevaient auparavant, à la peine, car les mailles étaient si serrées, du crible des visites, que peu échappaient. Il fallait agoniser sur les champs de manoeuvres ou dans les puantes chambrées, sans rémission, et sans utilité...
Mais en ces temps de sauvagerie incroyable, qui se souciait de ces morts obscurs ?
Il semblait qu'un vertige d'indifférence se fût emparé de tous les non-combattants, dans l'abrutissement de l'habitude funèbre. Ceux qui ne souffraient point, directement, de la fatalité qui pesait sur les autres, sur le bétail agissant des victimes, une sorte d'aveuglement et de surdité les acagnardait, résignés à ce que le cataclysme imbécile durat.
Ah ! si nous avions disposé, en 14, de ces centaines de milliers de bonnes volontés, de ces armées de réservistes que Jaurès eût voulu, à l'heure d,. la mobilisation, sous les armes, pour faire face à ces corps d'armée allemands, composés uniquement de réservistes et doublant les forces actives ! Adversaires inattendus, dont, avant guerre, un Castelnau (chef d'état-major général) niait que l'emploi fût possible_ ou n'admettait qu'il le fût que pour s'en réjouir, pensant n'en faire qu'une bouchée, cependant que Joffre-la-Bedaine se réveillait pour amen : « Castelnau, vous avez raison ! » et puis se rendormait, sans entendre gronder, outre-Rhin, le bruit de bottes, de bottes déjà menaçant, l'imminente, immense marche vers la Belgique ouverte et Charleroi-la-Déroute !
Je les revois, ces braves gens de réservistes inemployés, les bras ballants dans les cours des dépôts de cavalerie, où m'avait fait affecter ma demande de service. Vêtus, en guise d'uniforme, de bourgerons ou de pantalons de treillis bariolant leurs vêtements civils, quelques-uns armés de vieux fusils Gras ou de sabres d'exercice, mais en revanche tous coiffés d'invraisemblables képis,ils encombraient de leur désœuvrement les quartiers vidés par le départ des escadrons. Pas assez de chevaux pour les classes, et juste de quoi équiper en guerre, au fur et à mesure des remplacements, les détachement. bientôt nécessités à l'avant par l'hécatombe...
Ainsi, jusqu'à la fin d'août, où Nos Saigneurs du G. Q. G. en étaient encore aux espérances d'entrer à Berlin, comme dans du beurre, on ne sut que faire de cette multitude. Civils dont MM. les militaires avaient volontairement négligé la préparation parce qu'ils en redoutaient la pseudo-inaptitude. Et conseils de réforme de jouer alors à tire-larigo, et médecins de classer dans l'auxiliaire et de renvoyer, dans leurs foyers, en veux-tu en voilà, ces indésirables, jugés inutiles, qui finalement devaient, rappelés, sauver la mise à nos porteurs de plumes d'autruche ! Trop heureux de les récupérer, un à un, jusqu'au dernier, pour les besoins du "" grignotage... »
C'est après cette tragique période, — d'où Joffre eût dû sortir non maréchal, mais dégradé, — après aussi la grande saignée de 1917 pratiquée par son ombre, l'incapable Nivelle, — qué commence le saisissant récit d'Albert-Jean.

Evocation véritablement infernale.

Déjà le pays a perdu plus d'un million d'hommes. Mais il faut encore, et à tout prix, alimenter le charnier. Tout ce qu'il y avait de valide est parti. Et en attendant que le recrutement rafle en leur fleur les jeunes classes qui poussent, à lui les vieux, les perclus, les sans-force et les sans-souffle, tout le déchet physique de la race, à la rescousse des pauvres bougres qui, blessés et puis blessés encore, ont été happés, à nouveau, jusqu'au couic final...
Ce tragique envers de ce qu'on appelle la Gloire, et qu'on voit briller en étoiles et galons sur" les privilégiés de cette industrie, Albert-Jean nous le montre sans grands mots, et surtout sans parti pris. Jugez-en d'après sa préface, que j'ai plaisir à citer.
Vous aimerez le son grave de cette voix, cette conscience qui parle. Un homme fier et sensible exprime ici, sans phrases, son amour de la vie, comme sa juste haine, contre la Mort Stupide.
Ceux qui espèrent, d'après le titre de ce livre, y trouver l'expression de quelque passion politique, ne doivent pas lire plus avant. L'indépendance la plus absolue fournit la richesse et l'orgueil d'un écrivain conscient de ses devoirs et de sa mission parmi les hommes...
J'ai décrit sans ménagement les tortures d'une certaine catégorie de soldats, durant la guerre, p'arce que le destin m'a fait témoin de cette misère-là. J'aurais dépeint, de la même .façon, le martyre dés prisonniers innocents, dans les geôles rouges deg Révolutions, si l'occasion m'avait été donnée d'observer leur supplice. Toutes les souffrances humaines ont la même couleur, de même que les larmes ont une saveur commune, quel que soit le motif qui provoque leur sécrétion.
A mesure que le recul du temps- s'opère, les événements passés se précisent devant notre jugement. Dépouillés des épisodes quotidiens, ils nous apparaissent avec leurs lignes principales, dans toute l'a sévérité de leur construction. Et, puisqu'il s'agit ici des années de la guerre, aujourd'hui seulement nous pouvons nous retourner et mesurer l'immensité du cimetière que nous avons creusé de nos mains au flanc dé la montagne.
Au fond de cette forêt de croix, il y a Une futaie — là plus terrible, peut-être : celle qui marque la place des morts inutiles.
Je n'ai pas à juger ici la guerre ni ses résultats. On M jugé pas la peste ni le tonnerre. Mais, parmi les victimes qui pourrissent aujourd'hui dans les charniers, il y a les soldats, les vrais, ceux dont la fatalité armait le bras et qui tombèrent au service d'une cause dont la raison d'être excédait parfois leur entendement, mais dont ils étaient les soutiens robustes et naturels... A ceux-là, que la terre soit légère : si peu que ce fût, ils ont réalisé leur fonction. Et ils sont morts, en occupant une place.
Or, il y a les autres, les bêtes malades que l'on poussait vers l'abattoir, sans besoin, sans raison, pour grossir le troupeau, C'est cette souffrance-là que j'ai étudiée — la pire des souffrances : la souffrance inutile.
En 1917, les concierges s'avisèrent, en installant leurs poubelles devant leurs portes, qu'il passait encore trop d'hommes dans les rues. Moloch, au même moment, exigeait, des fournées nouvelles. Ce fut alors que l'on décida de passer au crible, une fois de plus, les déchets virils de l'arrière et que l'on décréta la récupération, c'est-à-dire la mobilisation des malades, des éclopés, des mal-foutus. Il y eut un grand cri dans la presse pour protester contre le crime collectif qui s'élaborait. Les socialistes, une fois de plus, firent leur devoir de pitié...
Ils montrèrent la désorganisation que cette mesure allait apporter dans l'économie générale du pays. épuisé. Ils plaidèrent la cause de ceux dont la vie ne s'équilibrait que par un prodige de précautions. Ils prédirent la chute inutile. Ils annoncèrent que de nouvelles fosses se creusaient. On passa outre. Et « les récupérés de 17 » vinrent accrocher leur poids-mort aux unités qu'ils entravaient.
Des soldats auraient reconnu aussitôt l'inutilité barbare de cette mesure. Pour leur malheur. les récupérés ne trouvèrent pas de soldats devant eux, lorsqu'ils arrivèrent dans les dépote ; les soldats étaient partis ; il ne restait là que tes militaires.
Et que restait-il alors, comme chefs, pour les récupérés ï Des vieillards qui jouaient avec des soldats cassés, à qui on avait envoyé des boîtes neuves de soldats cassés et qui achevaient de démolir ces soldats cassés.
Dans les casernes, cependant, il y avait des hommes qui, par fonction, connaissaient bien la misère humaine. Des hommes qui pouvaient déceler la lésion d'un poumon, la. turgescence d'une aorte, l'empâtement graisseux d'un foie hypertrophié. Ils portaient un bandeau de velours rouge à leur képi galonné, ceux-là. Et les récupérés se cramponnèrent à eux comme le prévenu innocent se raccroche à la robe flottante de son avocat...
Mais le terrible, chez les avocats à bandeau rouge, c'est qu'il y a une hiérarchie dans leur Ordre, qu'ils doivent veiller à leur avancement et que cet avancement dépend du ministère public !
Alors ? Que résulte-t-il de cela ?
Des condamnés.
***
Vous devez lire les derniers jours de ces condamnés derrière l'abattoir.
Reprenant la fiction qui sert d'armature au lyrisme du "Feu", mais à rencontre de Barbusse, en s'en tenant au réalisme cru des faits, Albert-Jean a résumé, dans l'histoire d'une escouade de « récus », tout le calvaire de cette humble humanité crucifiée.
Pour un protestataire, vieux philosophe dont Albert-Jean nous montre avec impartialité la figure attendrie, dix médecins Ponce-Pilate, se lavant les mains dans le sang du boucher Totor et de l'abbé Meynard, les deux épileptiques qui "tombent", dans celui d'Heurtel le pleurétique et de Boutard le cardiaque, enfin : et surtout s'acharnant sur la dépouille rachitique du pauvre Meillan, héros de cette affreuse aventure ; — les silhouettes des gradés qui du général gâteaux au commandant paterne et à l'adjudant féroce, en passant par les sous-offs et les « cabots », puissamment typés ; — l'ombre rouge et dorée du Moloch lointain en l'honneur duquel le stérile sacrifice, l'assassinat pour tout dire se perpètre ; — enfin, sous le calme mesuré du récit. le frémissement de pitié qui anime, à chaque, page, ces visions d'horreur, — tout cela, je le répète, fait de ce roman sincère, qu'on sent avant tout un document, et d'irrécusable vérité, une grande œuvre, — et pour quiconque n'a pas le cœur dans la tripe, — une œuvre inoubliable.
J'en suis pour ma part d'autant plus heureux que voilà, à l'honneur du naturalisme, des fécondes méthodes duquel je me réclame, l'éclatant témoignage d'une vitalité magnifique. Il permet de classer Albert-Jean au premier rang des jeunes maîtres de cette Ecole, qu'on enterrait un peu tôt.
Elle a pour elle ce qui ne meurt pas : le sens de la Vie, et la passion de la Vérité.

Victor Margueritte.


Le Peuple, 20 mars 1923. (1) Editions du Monde Nouveau, 47, boulevard Raspail. (NdA). Réédition L'Arbre vengeur, "L'Alambic", 2018, (NdE)
(2) Réédition en cours (NdE.)




Albert-Jean Derrière l'abattoir. Couverture de Sem. Préface du Préfet maritime. - Talence, L'Arbre vengeur, coll. "L'Alambic", 176 pages, 13 €


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