Combet par Oster

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Changer sa vie

Il serait bien vain, et sans doute ridicule, de vouloir appliquer à Mort et passion de Félix C. Scribator (1) de Fernand Combet, le même traitement critique qu'à une oeuvre pondérée, mesurée, léchée, "dans la tradition de", etc. Avec sa présentation un peu luxueuse sous jaquette noire comme l'humour et d'une format délibérément agressif, avec sa mise en page énorme, pompeuse, bourrée comme un dessin de schizophrène, Mort et passion est peut-être un des premiers livres "underground" publiés sous le label d'un éditeur connu, et je suis prêt à parier toute ma collection de la Pléiade que ce n'est pas le dernier.
SchrummSchrumm, le premier roman de Fernand Combet (à ne pas confondre avec Claude-Louis Combet qui est, lui aussi, un écrivain qui compte) avait soulevé l'étonnement enthousiaste d'une grande partie de la critique. C'était il y a sept ans. Après quoi, si l'on excepte un petit livre paru en 68, Factice ou les Hommes-oiseaux, Combet se tut. Voici maintenant que Combet se tue. Ou plutôt qu'il met sa mort en scène, qu'il la phrase, la distille, la crie, en fait quelque chose d'énorme, de terriblement poignant, de rigolo : une vraie fête.
Qui est Félix C. Scribator ? Sans vouloir écraser Fernand C., écrivain sous une comparaison dont le caractère culturel le rendrait sans doute sarcastique, je dirais que l'identité de Félix C. n'a pas beaucoup plus d'importance que celle du Comte de Lautréamont, dans la mesure où le Je qui parle est ici un anti-Je, un Je éclaté qui se dissimule sous ses excès, une voix qui est faite par toutes les voix et non par une seule. Je veux bien que Félix C. se décrive lui-même avec barbe, cheveux longs et "une jolie p'tite tenue orange et vert-marrron", mais sa voix, elle, récuse toutes les définitions, se met volontairement en dehors de toute limite. Félix C. est partout. Revenant à Tuti Nova "pour crever, c'est dans ses souvenirs d'adolescent qu'il commence à vagabonder, mais le vrai lieu de sa pérégrination coléreuse c'est notre société, ce sont les mots et les maux d'une société à ses yeux ridicule, criminelle, policière, qu'il récuse autant qu'elle l'exclut. Tout cela constitue un fabuleux guignol où les pires imbéciles, tels l'inspecteur Brummell, le colonel Bibi ou les époux Médoc, atteignent à la grandeur épique du théâtre médiéval sicilien. Au milieu de ces grotesques, Félix C. apparaît comme une sorte de Roland des temps modernes, systématiquement non-violent, un virtuose du "ras-le-bol", un libertaire sentimental et tragique qui pousserait la logique cartésienne jusqu'au délire et qui transformerait sa révolte en opéra hilarant. Pour sortir la jeune Marie des griffes monstrueuses des époux Médoc, Félix C. fera appel à toutes les ressources de son imagination et à tous les pouvoirs de son verbe à la fois dérisoire et prophétique, mais tout finira par un Fort Chabrol et la chute du héros "dans la boue, dans le sang, dans les joncs".
Mort et passion, c'est Pierrot le fou (celui de Godard) dans un conte de fées à l'envers qui a fait aussi penser aux horrifiques bandes dessinées du dessinateur Grumb (2). Roman de mésaventures en proie à son propre discours, où le moindre développement de l'action est agrandi démesurément par l'effet d'une voix torrentueuse, lyrique, cinglante, Mort et Passion annonce le retour du roman picaresque, du roman adolescent. Son héros, ce Superman "fragile, épuisé, tendre jusqu'au ridicule", n'a au fond qu'une seule passion, le livre le grand livre, qui le fera mourir, mais qui lui aura permis de "changer sa vie en la rêvant".


Daniel Oster



1. Jean-Jacques Pauvert (note de l'auteur).
2. Sic pour Crumb (note du Préfet maritime).


Daniel Oster, « Changer sa vie », Les Nouvelles littéraires, n° 2306, 3-9 décembre 1971.

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