Vert et mer

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Sitôt libéré des rets de Mrs Scaife, maîtresse d'Eltonsbrody, le vaillant lecteur aura peut-être la chance de rencontrer les chevaux blancs de Francis Stevens. L'un d'entre eux figure sur la couverture du livre que les éditions Marie Barbier ont fait illustrer par Enki Bilal. On y voit encore une jeune femme, la brume et un curieux dauphin écarlate.
Ecarlate comme une servante ? Comme une lettre ? Allez savoir, on ne va pas vous dévoiler ici le pot-aux-roses. Disons dans un premier temps que ce dauphin est rouge comme un corail puisque tout dans le roman de Francis Stevens paraît mouillé d'eau salée.
L’histoire littéraire n’a pas fait jusqu’à présent grand cas de ce Francis Stevens. C'est du reste cette Francis Stevens qu'il faudra annoncer puisque le pseudonyme cache une dame, et pas n'importe laquelle : selon les spécialistes de la spécialité, elle est la « première grande femme écrivain de fantasy et de science-fiction aux États-Unis ». Bigre. Pour autant quasi inconnue en France, ce qui ne cesse d'interroger tout de même (1). Quasiment jamais publiée en France - à l'exception notable de son île amie (1918) dans une anthologie de Jacques Sadoul (Les Meilleurs Récits de "Famous fantastic mysteries", J'ai lu, 1977) -, Gertrude Barrows (née en 1883 à Minneapolis, Minnesota) avait pourtant défrayé la chronique littéraire du monde des pulps et de la littérature fantastique d’outre-atlantique, qui l’acclama d'ailleurs au titre de créatrice de la "dark fantasy", un genre très exploité depuis lors comme on sait.
Elle avait commencé à écrire à l'âge de dix-sept ans, d'abord un récit de SF ("The Curious Experience of Thomas Dunbar", Argosy, mars 1904) puis, quelques années plus tard, lorsqu'elle dût s'occuper de sa mère tout en payant les factures, elle fit paraître son premier roman, Le Cauchemar (uchronie parue dans All-Story Weekly en 1917, soit un an avant The Land that time forgot de Burroughs). Nouvelles et histoires courtes furent son quotidien durant une poignée d'années jusqu'à son mariage qui, en lui ôtant la tâche de nourrir seule sa famille, lui arracha aussi tout désir d'écrire, travail harassant comme ceux qui le pratiquent vraiment le savent. Mais baste, resteront trois romans importants, The Citadel of Fear (2) (Argosy, 1918), autre monde perdu dont la réédition en 1952 permit d'apporter la véritable identité de Stevens, puis The Heads of Cerberus (The Thrill Book, 1919), contre-utopie tôt venue racontant une Philadelphie futuriste et totalitaire, et enfin son roman le plus célèbre, Claimed (Argosy, 1920, réimp. 1966 et 2004) traduit aujourd'hui sous le titre du Coffret des abîmes.
Jailli des fonds marins, ce cocktail (délicieux) est composé d'un bon quart de civilisation ancienne, mêlé au New Jersey du début du siècle auquel il s'agit d'ajouter (sans le secouer) un dieu courroucé autrefois mais toujours fortement réactif, et quelques éléments de marine en bois qu'on se gardera de bousculer plus que le dieu ronchon. En guise d'épices, un coffret vert comme une émeraude récupéré par un marin inconscient sur une toute petite île volcanique au cours d'un trajet atlantique. Depuis que l'on a vu Alien, il ne viendrait plus à qui que ce soit de s'approcher d'un objet bizarre posté dans un lieu bizarre. Mais en 1920...

Dessous, quel que soit le côté où on le pose, mon camarade ! Et, dites-donc... (sa voix se mua en une chuchotement rauque) est-ce que vous avez vu arriver les chevaux blancs, avec leur gorge rouge ouverte, et le vent et la marée qui les poussent ? Hein ? Vous les avez vus ?

Les inscriptions écarlates portées sous le coffret vert ne vous apprendront rien, puisque des hallucinations terribles vous montreront tout ce que vous avez à savoir : vous avez entre les mains un objet qui ne vous appartient pas, et son légitime créateur tient à récupérer. Seule la rapacité d'un millionnaire tenace résiste à l'évidence des pouvoirs mis en œuvre par la divinité sourcilleuse, tandis que sa charmante nièce de bonne volonté, Leilah, soutenue par un jeune médecin conquis mais perplexe, tentent de comprendre ce qui se déroule sous leurs yeux. Ou, plutôt dans leurs songes, car de macabres visions se succèdent nuit après nuit, tandis que les crues de la mer se répandent sur un New Jersey qui n'en peut mais.
Si nous ne vous racontons pas ce qu'il advient des uns et des autres, soyons courtois, nous ne pouvons taire que ce roman de Gertrude Barrows manifeste un talent quasi flaubertien dans la représentation du cauchemar et de l'engloutissement... Ni Tentation, ni Salammbô toutefois, non plus que Derniers jours de Pompéi, le livre de Gertrude Barrows forme avec une vigueur et une netteté peu communes un monde de mots sûrement agencés, dans un récit qui se lit avidement, lui aussi, à l'instar d'Eltonsbrody, sans jamais laisser paraître la moindre trame mécanique des récits de genre. Tout semble jaillissant et vif dans ce Coffret des abîmes, tout paraît écrit pour la première fois, au point que l'on espère pour très bientôt la publication de sa Citadelle de la Peur qu'on dit elle aussi très réussie... Pour tous ceux qui seraient rétifs à la fantasy, nous pouvons assurer que lire Gertrude Barrows est un excellent moyen de se rabibocher avec la "dark fantasy". C'était assurément le rayon de cette grande femme de lettres.







Francis Stevens ''Le Coffret des abîmes’’, traduit de l’américain par Michel Pagel. — Paris, éditions Marie Barbier, 168 pages, 14 €

Edgar Mittelholzer Eltonsbrody, traduit de l’anglais (Guyana) par Benjamin Kuntzer.— Marseille, Les éditions du Typhon, « Les Hallucinés », 254 pages, 20 €

Henry S. Whitehead La Mort est une araignée patiente. Traduit de l'anglais d'outre-atlantique par Gérard Coisne. Préfacé par David Vincent. — Bordeaux, L’Eveilleur, 250 pages, 20 €

William Chambers Morrow ''Le Singe, l’idiot et autres gens’’, traduit de l’Anglais (USA) par Georges Elwall, préface du Préfet maritime. — Paris, Libretto, 224 pages, 8,70 €

(1) Le récent Dictionnaire de la Fantasy dirigé par Anne Besson aurait rempli son office en nous livrant une notice Gertrude-Francis Barrows-Stevens en lieu et place d'un "slam féministe" qui dénonce inutilement une puérilité d'époque.
(2) En cours de traduction par Michel Pagel pour le compte des éditions Marie Barbier, comme de juste.

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