L'innovation selon Batilliat

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L'innovation
Durant tout ce dix-neuvième siècle si charmant, si divers, si puissant et si riche, nourri d'espoirs souvent déçus et d'un idéal toujours rajeuni, un malentendu s'est prolongé entre-une grande partie de la bourgeoisie française et les meilleurs ouvriers des lettres, de l'art et de la pensée. Ceux-ci affirmaient sans cesse leur volonté d'innover, d'apporter et de défendre des formules neuves, de créer et de combattre ; celle-là demeurait hostile, prompte au sarcasme, obstinée dans sa méfiance, effrayée devant toute audace, rebelle à toute innovation. Les bourgeois et les artistes formèrent deux castes ennemies.
Chaque génération livra sa bataille, et chaque fois les audacieux furent les vainqueurs : leurs victoires demeurent, alors que les faits historiques s'éloignent et s'estompent dans le passé. La lutte pour l'innovation animait, de vingt en vingt ans, les jeunes hommes pour qui audace signifiait bravoure, enthousiasme, désintéressement, clairvoyance.
Tantôt au nom de la tradition, tantôt au nom de la convention ou de la morale, de nouveaux ennemis se dressaient en face de chaque création nouvelle. Du soir d'Hernani aux soirs du Théâtre-Libre ou de l'OEuvre, du romantisme au symbolisme, de Flaubert à Zola, de Delacroix à Monet et à Gauguin, de Carpeaux à Rodin, on lutta. On lutta autour de Michelet et de Renan. On lutta autour de Berlioz et de Wagner.
Les novateurs ne se découragèrent point : chaque génération apporta ses poignées de semence ou ses brassées de gerbes, - idées jeunes, doctrines nouvelles, frissons nouveaux, rythmes nouveaux. Mais ni la bourgeoisie, — au sens où Flaubert entendait ce terme — ni la critique officielle ne désarmèrent. Tannhauser fut sifflé et bafoué ; les maîtres de l'impressionnisme virent leurs toiles radieuses exclues des Salons et des Galeries nationales, quand déjà les grands musées de l'étranger s'enorgueillissaient de les accueillir ; Becque connut le dénigrement et la misère, alors qu'une dramaturgie magnifique allait naître de son œuvre ; Zola dut frayer sa route glorieuse à travers un amoncellement de sottise et de haine ; Verlaine, Mallarmé, Gourmont, partout ailleurs commentés et imités, n'étaient admirés chez nous que d'une élite frondeuse et fervente. La guerre rageuse ou sournoise continuait contre toute révélation de valeurs inconnues.
Haine stupide, haine misérable, celle qu'inspire le culte exclusif et aggressif (sic) du passé ! Bien au contraire, la sévérité envers l'innovation est toujours une injustice. Seule, l'audace est féconde ; seule, l'invention, même téméraire, laisse sa trace plus ou moins profonde sur la roule uniforme du Temps.
L'art ne vit que d'apports nouveaux. Tout arrêt, toute redite, toute imitation d'un passé proche ou lointain, médiocre ou glorieux, marquent régression, décadence ou sénilité. Riche de l'effort de ses précurseurs, chaque génération continue une tradition toujours rajeunie, en éliminant et en remplaçant les éléments usés, comme le ferait un organisme sain. Ce renouvellement est une loi de vie, de force et d'action : l'artiste doit être un éternel précurseur, et son rôle est de toujours innover.
L'innovation possède un charme si captivant qu'elle apparaît d'abord comme la découverte d'une vérité essentielle et définitive. Parce qu'elle apporte la joie d'une émotion vierge, elle séduit les hommes privilégiés dont l'esprit demeure prompt à dégager d'une manifestation inattendue tout ce que celle-ci peut recéler de beauté durable.
Un mouvement nouveau, c'est, dans le domaine de la pensée, un champ qu'on défriche, qu'on ensemence, qu'on fertilise. qu'on moissonne, et dont enfin on épuise la richesse. Un temps vient ensuite où, la récolte faite, rien ne reste plus à glaner. L'œuvre audacieuse, naguère bafouée, accueillie seulement par des confrères clairvoyants et des lecteurs particulièrement avertis, entre alors dans le grand passé de la tradition, qui s'en trouve vivifiée et rajeunie. Il n'est jamais d'audaces stériles.
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Anatole France a précisé : « Il y a chez les hommes deux tendances constantes : une tendance à maintenir l'unité de la tradition par l'imitation ; les hommes l'affectionnent parce que l'imitation c'est la sécurité. C'est pourquoi les enfants imitent. La seconde est la tendance contraire : c'est la tendance à apporter des modifications. Hugo s'est et forcé de ne pas imiter."
Les enfants imitent. Les vieillards, de même, redoutent la joie altière d'explorer les horizons inconnus. Certains hommes, en cela, naissent vieux et gardent toute leur vie des mentalités de vieillards. Morne tristesse des regards obstinément tournés vers le passé ! Le cri d'enthousiasme ne peut jaillir que de la surprise émerveillée et du splendide étonnement.
Lorsque sont oubliées les modes éphémères, lorsque, se sont tues les vaines turbulences de l'actualité, les œuvres demeurent : chaque moment de la vie socialese résume en une image plus ou moins joyeuse, séduisante, émouvante ou magnifique, une image conforme à ses directions esthétiques ou aux apports de son génie. Il survit dans ses créations, — audaces d'un jour, sagesse du lendemain.. On juge 1750 à ses philosophes, 1830 à ses poètes. Le dix-neuvième siècle s'est achevé entre la grandiose épopée de Germinal et la douce magie des musiques verlainiennes. « L'Art- auguste seul a l'éternité ».
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Et toi, notre siècle, dont la jeunesse fut baignée de sang, toi qui as grandi dans la stupeur et l'épouvante, toi devant qui s'ouvre enfin une ère apaisée, songe que le temps est venu des audaces secondes. Ose. Ne crois pas ceux qui regardent en arrière : c'est la libre témérité qui crée la Sagesse. Elle seule nourrit et perpétue la tradition.
Le reste, imitation du, passé, vaine redite, copie servile, pesé comme un poids mort, tombe comme une pauvre chose morte, dépouille vide dont il ne demeure rien.
Pour que l'arbre vive, il faut que de nouveaux bourgeons percent à ses branches, dès que les derniers fruits ont achevé de mûrir.
Notre siècle renie les hommes aux âmes timorées : ils ne sont* pas les vrais sages, ils ne sont pas les maîtres clairvoyants. Chante des chants nouveaux, peins des aubes neuves. Que ton art soit affranchi, que tes enfants soient audacieux comme l'ont été les meilleurs de nos pères.
La Beauté veut que ses amants sachent renouveler sans cesse les joyaux dont ils ornent son visage immortel.
Marcel Batilliat.




En prime, Marcel Batilliat, par Gabriel Reuillard

— Comment le définir? — Homme de lettres ? — Oui. sans doute ; mais de quelle espèce ? — Littérateur ? — Vous n'avez pas quelque chose de moins prétentieux ? — Attendez. Attendez. Il nous reste écrivain. — Il nous reste écrivain ; c'est entendu. Mais tous ceux qui écrivent, et dans tous les genres, sont des écrivains. Ce qu'il y a précisément de suprêmement original dans cet écrivain, c'est que, en compagnie de l'artiste, l'homme ne se trouve pas mal. Ils n'ont pas besoin de deux chambres séparées. et c'est rudement agréable par ce temps de crise du logement !
Pas de vie privée, pas de vie publique ; mais la vie — simplement — la vie tout court, riche et belle matière dont on fabrique des bouquins.
Réalisme, bien sûr ! Mais pourquoi pas idéalisme aussi ? N'est-ce point l'esprit qui met sa lumière autour de cette simple pomme sur une table qui fait un des tableaux les plus émouvants du « père » Chardin ?
Oui, une pomme sur une table ; mais avec beaucoup d'âme autour, comme dit l'autre. Et voilà que de cette minuscule toile peinte jaillit toute l'odeur de la campagne...
Zola, pour lequel il conserve un véritable culte, les symbolistes sont les deux grandes, influences de M. Marcel Batilliat., tendances extrêmes entre lesquels il y a place pour toutes les nuances. Et ces nuances, on les trouve tout au long de la palette qui va de Chair mystique (1897) à La Loi de l'Amour (1921) en passant par La Beauté (1900), Versailles-aux-Fantômes (1902), La Joie (1905). La Vendée aux Genêts (1908), La Liberté (1913), etc., etc.
Solide, M. Marcel Batilliat tient de tout son poids à la bonne terre qu'aime d'un amour sain de paysan. Mais il est assez haut de taille pour que la ligne de son front se découpe sur le fond du ciel, en plein azur ; et tant mieux s'il y passe des nuages, car cela lui fait un décor mouvant, plus beau d'être renouvelé sans cesse.
Et c'est pourquoi sans doute son œuvre , est celle d'un poète — et d'un homme.
Gabriel Reuillard.


Paris-Soir, 31 mai 1924.


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