Retour de Caroline

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Coup d'audace en Belgique ! La toute jeune maison Névrosée lance la collection "Femmes de lettres oubliées" en publiant d'un seul mouvement, et c'est là l'audace, douze (12 !) livres d'un coup. Et ils ne sont pas minces.
La thématique de la collection, elle, tient autant de la salubrité publique que de l'audace : tous ceux qui auront voulu lire un jour le Sarah Smiths, roman posthume de Caroline Gravière présumé publié le 3 septembre 1882, en auront été pour leurs frais, ils sentent renaître un espoir car sa Parisienne à Bruxelles, réussite romanesque comme on va voir, revient parmi nous.
Réputée prolixe, Caroline Gravière (1821-1878) est un véritable paradoxe mémoriel. Ses livres semblent avoir disparu de tous les rayonnages, de ceux des librairies, de ceux des bibliothèques, en France tout au moins. Les libraires d'anciens eux-mêmes n'en gardent pas le souvenir. Il faut donc se réjouir, et comment, de l'initiative de Névrosée qui nous fournit d'un coup tant de raretés.
Pour avoir lu dès lors La Parisienne à Bruxelles, roman de 1875, il paraît certain que Névrosée a des munitions dignes de nous surprendre. Les Alamblogonautes seront informés des avancées du Préfet maritime dans le catalogue de la collection, cela va de soi
Pour l'instant, parlons simplement d'Une Parisienne à Bruxelles, roman de moeurs, satirique comme tout, qui signale chez notre romancière un esprit fort piquant et une styliste nourrie aux meilleures pages. Son roman est d'une simplicité que l'on dirait biblique. Une femme, jeune mariée encore, écrit à sa mère et lui relate l'accueil de sa belle-famille - la belle-mère et ses trois filles à marier...

De toute la hauteur de notre lune de miel, de toute la hauteur de nos chères Ardennes, nous tombons dans les bras de Mme Van Zee. Nous venons de l'air libre nous enfermer dans une assez grande maison où demeure ma belle-mère, mais qu'elle n'habite pas. Toute cette famille a des chambres, des robes et des meubles dont elle a peur : on a immédiatement conscience du suranné, du renfermé et du tempérament de petit ville ; c'est un coin de province au milieu d'une capitale. On nous cède au premier une chambre d'étrangers et un salon dont on n'avait jamais fait usage ; les meubles sont couverts de hausses prétentieuses, le lustre est enveloppé d'un sac de gaze ; il y a un tapis sur le tapis, des stores dans les stores, des épingles réunissent les pans des rideaux. Ce qui n'est pas sous housse est sous verre. (...) Il y a des chaises dans lesquelles on s'assied et des chaises que l'on regarde. L'alignement méthodique du mobilier, les objets qui paraissent usés à force d'être frottés et qui pourtant n'ont pas servi, trahissent la présence d'une vieille fille, et, à la lettre, portent son empreinte ; nul traître charbon n'a brûlé dans l'âtre du salon, et l'intérieur de la cheminée est masqué par un carré de soie verte plissée. Le tapis d'escalier se fane depuis des années sous une bonne toile grise, et on ne le verra jamais. Ces gens osent-ils dormir dans leur lit ou s'étendent-ils sur la descente ?
Mme Van Zee (...) donne l'idée de ce que serait une gravure de Florian qui aurait séjourné dans l'eau."

Dotée d'un sens aigu de la description ironique et des scènes collectives d'effusion ou d'échange familial ou mondain, Caroline Gravière laisse aller sa plume lorsqu'elle est moqueuse et tresse la liste fastueuse des mesquineries, des méchancetés et des abominations de la pensée telle qu'elle se déploie, si l'on peut dire, en milieu petit-bourgeois. Ayant un goût marqué pour la peinture des humbles (servante, enfant, etc.), Gravière fit penser à Flaubert et à son Coeur simple avec sa propre Servante. Les filles à marier, en revanche, s'en sortent bien mal, en particulier lorsqu'elles joignent l'épaisseur des usages convenables à un manque d'autonomie totale - on dirait les deux soeurs de Peau d'âne -, ce qu'a bien compris, par exemple, la plus jeune des trois, un peu plus dégourdie et consciente de ce que le savoir n'est pas un boulet.
Caroline Gravière féministe, sans doute. Avancée aussi. Remarquable dans la description des injustices sociales et de l'absence de fondement raisonnable à leur perpétuation, elle lutte contre le mépris du "bas-bleuisme" qui noie les femmes les plus serviles au qu'en-dira-t-on et prône la nécessaire éducation et le besoin d'indépendance des femmes. Ajoutons l'étalage qu'elle fait de la vie bourgeoise en ville "provinciale", voilà le tableau que peint sa jeune épousée subtile. A coup sûr, le roman dût plaire à Bruxelles au moment de sa parution, d'autant qu'elle n'hésite guère à friser le pamphlet...

Abandonnons le style du spirituel bâtard de Byron, qui est le petit-fils de Voltaire et le cousin d'Alfred de Musset, et écrivons du ton que doit avoir une fille qui écrit à sa mère.

Bonne intention qu'elle peine, pensez donc, à maintenir au-delà de quelques paragraphes... Et, au milieu des vérités bonnes à dire, elle fourbit, impériale, des adages imparables, notamment sur les remariages et les "épouvantails" qui font des efforts de toilette pour tenter d'acquérir un veuf et sa progéniture. Mais

C'est l'enfant qui flaire la marâtre ou la providence.

Reste, au fond, que ce qui préoccupe le plus Caroline Gravière, c'est le sort des femmes, et voici comment :

- Et le remède ?
- L'instruction et le travail. L'esprit moderne s'empare de cette question, et on est en train d'appliquer le remède. L'école et l'atelier. il y a l'école professionnelle par exemple, où toute jeune fille a le droit de prendre un brevet d'indépendance et de fierté. Si elles comprennent bien le rôle que le siècle futur leur offre, sans toutefois vouloir en faire des amazones ni des hommes manqués, avocates ou médecines, passez-moi la plaisanterie, elles pourront parfaitement se passer du métier-mariage et ce sera aux hommes à les prier de gouverner.

portraitCARGRAV_hd.jpg A propos de Caroline Gravière, qui ne disait pas faux, voici ce que l'on pouvait lire dans la Gazette des femmes du 16 juin 1878 :
— Une femme de lettres belge, peu populaire en France, quoique membre de notre Société des gens de lettres, Mme Estelle Ruelens, née Crèvecoeur, plus connue sous son pseudonyme de Caroline Gravière, vient de s'éteindre. Elle était la femme du conservateur des manuscrits de la bibliothèque royale de Bruxelles (Charles Ruelens, nde). Son oeuvre comprend un grand nombre de romans qui lui ont valu l'honneur de voir son nom associé, par ses compatriotes, à celui de George Sand. Elle était née le 21 mai 1821.
La Gazette aurait pu ajouter qu'aucun de ses romans n'avaient justement reçu d'hommage en France, hors quelques lignes ici et là. Le Bibliophile Jacob produisit entre 1873 et 1875 trois volumes de sesRomans et Nouvelles qui contiennent à coup sûr quelques belles pages... Six avaient été d'abord prévus. Retrouvera-t-on ces écrits un jour ?


Caroline Gravière Une Parisienne à Bruxelles. - Bruxelles, Névrosée, 2019, 114 pages, 14 €

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