Contenus dans un contenant

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C’est très certainement l’un des livres remarquables de notre époque. Depuis le temps que son auteur, Philippe Garnier, piétonne à travers notre monde en flairant l’atmosphère, il a eu le temps d’échafauder in petto des explications aux phénomènes qui l'entourent. Il nous a forgé là une anthropologie bien à lui, une anthropologie de saute-ruisseau, cousue de remarques fines et de pas de côté, d’observations distanciées et subtiles, d’analogies qui n’attendaient plus que lui pour jaillir. Il eût été du reste bien étonnant que ce Fargue moderne, esthète badin au verbe léger, ne mette pas dans la cible. Et au beau milieu. Pour fréquenter amicalement un peu son auteur, on a toujours vu qu’il livre aimablement sa réflexion, aussi profonde soit-elle, à condition qu’elle soit ciselée, sertie de biais et de reflets déroutants. En métaphysicien amateur, roué et joueur à son habitude (c’est bien lui qui a publié un roman d’été sous le titre de ''Roman de plage’’), il a sans doute livré un document de notre temps. Car il est désormais l’homme du contenant à l'heure du grand confinement. C’est, une fois encore, un geste inattendu de sa part car nul ne peut dire qu’il a la mercatique à la bonne. C’est cependant le sujet de son livre, ''Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages’'. Il s’y est attaché à exprimer la nature et la raison d’être des paquets dans leurs rapports avec l’être humain. Cela concerne tous les contenants et toutes les notions relatives à ce qui contient. Le packaging qui a envahi notre univers, nos perceptions, nos sens et nos mémoires, est naturellement au cœur du sujet, même si les débords de Garnier ne manquent jamais d’à-propos. Depuis le pot de yaourt jusqu'à l’ampoule, le reliquaire, le livre, le sac de sport, les guillemets — qui contiennent eux aussi —, le tas « libérateur ». Auxquels il faut ajouter certaines sciences annexes du type de la Chorégraphie (ici fille d’Ergonomie) que nous imposent les concepteurs de paquets pour leur « ouverture facile ». Nous vivions empaquetés dans toutes sortes d'emballages et nous n’y prenions point garde... Désormais emmurés, nous voilà bien punis.
Le plaisir, la poésie et quelques points d’histoire, voilà qui fait tout le charme du livre délicieux de Philippe Garnier. Il est délicatement savant, aéré, très souvent drôle (je recommande la séance d’auto-hypnose par paquet de chips), à la fois détaché et perspicace. Malin, surtout, malin en diable et sautillant, fantasque. C’est aux doubles qualités de la pertinence et de sa poésie qu’un livre doit d’être destiné à durer, aussi n’avons-nous guère de doute sur la pérennité de ce « contenant de textes »-ci qui regorge de moments délicieux et mémorables.
Qu’en est-il, en effet, du vide intérieur de la brique de gaspacho ? Et du rapport entre la forme du cerveau et celle du carton à Stetson ? (1)

La forme des emballages a-t-elle accompagnée l’évolution des armes ? Les ressemblances sont fortuites, mais troublantes. Les premiers fûts de canon évoquent les tonneaux de bois cerclés. Les premiers tanks ressemblent à des boîtes de conserve géantes. Le dirigeable préfigure le berlingot. L’omniprésence du film plastique donne une idée des radiations de la bombe H. Le drone et le satellite tueurs surgissent en même temps que la capsule de café en aluminium.
En termes de technologie militaire, l’utilisation comme projectile d’une mini-boîte de concentré de tomate serait une régression. Elle offrirait cependant un raccourci fulgurant. Puisque l’emballage attise les conflits, il est tentant de faire la guerre avec. Et comme le concentré de tomate ne semble plus déchaîner la convoitise, il serait temps de lui faire jouer un rôle nouveau. Dans un monde de guerres larvées, avec un armement composite et anachronique associant le drone et la fronde, la mini-boîte en métal pourrait trouver sa place.

Tronçonnée en petites portions de prose consommables à l’envi, ''La Mélancolie du pot de yaourt’' envisage enfin, et alternativement avec ironie et sagesse, quelques solutions pour l’avenir, et ce dans divers domaines. L’art, par exemple, où Philippe Garnier, constatant le travail efficace des employés de musées vidant aux ordures les œuvres d’art trop conformes à leur idée de sac-poubelles, par exemple, suggère un passage par le musée à titre temporaire pour toutes les créations humaines, y compris les produits industriels. Il faut admettre que la boîte de merde de Piero Manzoni (1), est l’un des très haut moments de la culture de notre temps, quoi que les ronchons en pensent, reliant avec la tinette de Duchamp notre humanité à l’ensemble de notre race antédiluvienne dont les obsessions et besoins n’ont guère changé...
Là aussi, le besoin de protection suggère le home, qu’il soit troglod- ou béton-yte. Les volumes qui nous logent n'échappent évidemment pas au champ d’étude de Philippe Garnier. Cependant, il ne pouvait savoir à quel point son propos serait d’actualité aujourd’hui et que nous allions disposer à l’instar de bénéficiaires d’un salaire universel (pas tous malheureusement) de plusieurs semaines pour nous intéresser de près à notre propre emballage topographique. Il fallait bien ce temps pour explorer aussi les pelures d’oignon qui nous emballent : corps, vêture, logement, urbanisme, société, modes de pensée, régime politique, institutions, etc.
Philippe Garnier ne peut manquer de soulever une once d’inquiétude lorsqu’il évoque l’apocastase, cette pièce de la doctrine biblique qui prévoit qu’à la fin des temps tout serait rendu. Tout ? Mazette, les étalages vont déborder, nous ensevelir : ce sera un déluge de paquets et de boîtes, de sacs en plastiques, de cagettes (ah, les cagettes !), de caisses et de containers ! Et c’est là, en adhésion avec le propos de Garnier que l’on constatera que la « vie fugace (du pot de yaourt) » débouche sur une éternité funeste ».

Un instant de vie tactile
Je froisse un sac en plastique resté au fond de ma poche. Ce geste machina s’interrompt le temps de lui trouver une signification. Que traduit cette trituration impatiente, hormis la hâte de me défaire de ce lambeau d’emballage ? Peut-être le désir fragile de suspendre le temps. La consistance du plastique apporte une petite perception, comme le choc des pas sur le sol ou le frottement de la chemise sur la peau. Ces messages tactiles ne remontent pas à la conscience, ils restent en lisière.

Empreint de grâce et de subtilité, le délectable et précieux tour d’horizon de Philippe Garnier témoigne de sa qualité de grand chroniqueur de notre temps. En deux cents pages, il infuse pertinemment une problématique qui dépasse de loin celle du commerce et rejoint celle, primordiale, de l’écologie. Car il s’agit bien de nos conditions de vie socio-économico-technologiques. Et puis il reste aussi cette question ô combien insondable du vide en nous — qu’il est bon de remplir. D’essence, oui, d’essence ! Soyons denses, visons l’essentiel, c’est la leçon que nous tendent toutes les grandes crises et les meilleurs auteurs.
Voilà pourquoi, à propos de cette Mélancolie du pot de yaourt, emballez, c’est pesé.




Philippe Garnier Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages. — Premier Parallèle, 160 pages, 16 €

Bibliographie de Philippe Garnier
De la tiédeur. — Paris, PUF, 2000.
Une petite cure de flou. — P., PUF, 2002.
Mon père s’est perdu au fond du couloir. — P., Melville/Léo Scheer, 2005?
Roman de plage. — P., Denoël, 2008.
Babel nuit. — P., Verticales, 2012.

(1) Voir à ce sujet le superbe documentaire d’Hugues Peyret (Cristal Concept, 1993).

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