Publication + Surproduction = affres

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Vient de paraÎtre
(Extraits du journal d'un auteur)

:- Donnez-nous un article sur les domestiques, m'a dit Paris-Soir.
— Un article ? Mais je n'en ai jamais fait. Je n'ai pas du tout le tour de main. Et puis, j'ai déjà commis- deux livres sur ce sujet des domestiques. Je suis vidé.
— Alors ?
— Alors, je recopie, tout simplement, les notes suivantes, prises au jour le jour, quand le dernier des deux volumes en question est sorti. Sans apprêt, écrites, croyais-je, pour moi seul, elles sont affreusement sincères et valent bien l'article que j'écrirais en m'appliquant — et raterais complètement.

8 octobre 1924. — Mon roman paraîtra dans quinze jours. Je ne suis pas pressé. Au contraire. Je devine l'angoisse qui m'étreindra au moment de voir si, oui ou non, « ça marche ». Cette angoisse, déjà elle commence à me tenir au cœur, à la gorge.

9 octobre. — Jamais je n'avais si bien senti la folie de notre surproduction littéraire. C'est comme une chute continue de romans de toute espèce qui s'abattent aux devantures des libraires où leurs couvertures jaunes, vertes, crème, se fanent tristement. Ces multitudes de livres morts, piétinés, en quelque sorte, par l'indifférence du public, finissent par faire un terreau, un humus, où pousse, de temps en temps, quelque belle œuvre robuste, vivace et... Mais qu'est-ce que je dis ? Quand, par hasard, un bouquin se vend, c'est, neuf fois sur dix, soit un grossier vaudeville en trois cents pages, soit un de ces romans d'aventures fabriqués en série, avec des personnages interchangeables, des pièces détachées. détachées des romans des autres.

16 octobre. — Mon livre est sorti. Il est là, tout neuf et si beau. Je rassasie mes yeux de cette réalisation de mon rêve. réalisation multipliée, si je puis dire, car, dans leurs caisses à claire-voie (je suis chez mon éditeur), il y a des milliers d'exemplaires, et j'ai l'absurde impression de merveilleux qu'ont les enfants devant un chapeau où l'on a cassé des œufs et d'où sort une inépuisable floraison de petits drapeaux. Et maintenant, les démarches J'ai l'ait tout de suite la première. Elle n'a conduit cité Rougemont. Pas un chat. Une façade d'un gris très sombre, avec un drapeau couleur de suie. Je suis entré et j'ai monté un escalier de bois dont toutes les vieilles marches craquaient dans le silence. J'étais à la Société des Gens de Lettres, où je venais faire symboliquement hommage de mon livre à la foule de mes confrères.

20 octobre. — Il est incroyable, effrayant, qu'on arrive à se faire aussi vite cette mentalité de mendigots de campagne qui hurlent aux portes des églises et sur les routes, les jours de foire. Voilà quelques jours à peine que Je vais de critique en critique, pour implorer un bout d'article, et déjà je crie « cher maître ! cher maître ! » comme les estropiés de la Cour des Miracles crient « mon bon monsieur ! ma bonne dame ! ». Je me fais aussi l'effet d'un de ces ouvreurs de portières qui vous appellent « mon prince » pour avoir deux sous de plus.

21 octobre. — « Soixante francs la ligne. quarante. cinquante. » Un monsieur affable m'a dit des chiffres en promenant son index sur un tarif de publicité, avec un sourire engageant. J'ai reculé, épouvanté. Ce sont ces prix prohibitifs d'après-guerre qui poussent les auteurs à imaginer des mystifications-réclames. Faire marcher la presse à l'œil, voilà, aujourd'hui, le grand problème. Ah ! pauvres diables que nous sommes, obligés par la dureté des temps, une fois notre œuvre terminée, à faire des farces d'étudiants pour qu'on la lise ! Pour vivre de sa plume, maintenant, il faut produire en hâte et, entre deux livres ainsi écrits fiévreusement, feindre l'humeur joyeuse, la folie, essayer d'arracher un sourire au public, s'entendre avec un confrère et jouer une bouffonnerie, s'envoyer des coups de pied quelque part, comme les pitres des parades foraines, avec le cœur serré par la crainte de ne pas faire recette. Crainte, hélas ! souvent justifiée. Pour quelques-uns que sert la chance, ces fumisteries sont lucratives, voire couronnées par l'Académie Française. D'ordinaire, on en est pour sa honte.

22 octobre. - Et, si j'employais ce très américain procédé de réclame devant lequel je suis resté sidéré, il y a quelques mois ? - C'était un énorme cartonnage, en forme de livre, contenant je ne sais quel système d'éclairage et quel mécanisme. Une partie de ce monumental bouquin était transparente et, près du titre — celui d'un roman très littéraire — on voyait tourner quelque chose de lumineux, à reflets de bulle de savon. J'ai admiré cela à une devanture de librairie, près de la gare Saint-Lazare.
— Papa, je veux le joujou ! répétait, émerveillé (pas tant que moi), un petit garçon à un monsieur qui le tenait par la main.

23 octobre 1924. — Aujourd'hui, mise en vente de mon roman.
Chers maîtres, ayez pitié d'un pauvre auteur !
Mon bon monsieur, ma bonne dame, achetez-moi mon petit livre, s'il vous plaît !

Vincent Brion.

C'était avant la crise de 1929. Les prix évoqués sont d'époque, la surproduction de toujours..
Gabriel Reuillard traça un portrait de Vincent Brion (1874-1934) dans Paris-Soir, le 12 février 1925, jour où paraissait cet "extrait de journal" aussi intemporel qu'un écrit puisse l'être.



Vincent Brion
Il y a une littérature de littérateurs et une littérature d'écrivains. A la première catégorie appartiennent les exercices élégants et diserts que les. hommes du monde brodent un jour, en marge de leur cœur, dans l'espoir d'entrer à l'Académie. A la seconde catégorie appartiennent les ouvrages de ceux qui ont véritablement quelque chose à dire. et que ni les difficultés d'une existence matérielle quelquefois âpre, ni tout ce qui peut s'interposer de périlleux ou de douloureux entre un. écrivain et son œuvre n'empêche de le dire. La littérature de M. Vincent Brion appartient à cette seconde catégorie.
Encore jeune, mais à un âge où beaucoup de faiseurs (dans les deux sens du mot) ont déjà entassé volumes sur volumes, M. Vincent Brion n'a produit que deux œuvres : Chez les Autres et La Boni clic. Il y a peint le monde de l'office ; mais voyez sa conscience : pour le peindre juste et, d'abord, le voir, le voir de tout près, pour l'observer et provoquer ses confidences, i,l s'y est mêlé. Il s'est-fait embaucher, comme aide-cuisinier, aux appointements de vingt francs par jour, J'ai -vu de mes yeux vu le contrat d'achat d'une petite maison d'alimentation et d'un bureau de placement dont il fut le propriétaire pendant quelque temps afin de voir des bonnes, de les interroger. Enfin, il a couché dans les combles des septièmes étages et, en un mot, il a vécu de la vie qu'il voulait nous faire connaître. Peu d'écrivains sont capables aujourd'hui de cet effort dans l'étude d'un sujet et rien pourtant ne donne d'accent à une œuvre comme l'expression de ce qu'on a vu et senti directement.
Cet accent de sincérité, on le trouve dans chaque page de Chez les Autres et La Boniche. Observations que l'on sent justes sur un monde que l'on connaît peu, même quand on croit le connaître, écriture volontairement dépouillée mais ferme et solide, voilà deux œuvres qui font tache et, si je puis parler ainsi, de belles taches dans notre hâtive production contemporaine. En intéressant prodigieusement, elles nous montrent l'humanité — et ici, une catégorie trop peu connue d'êtres humains — dans leur réalité moyenne et ajoutent ainsi quelque utilité au plaisir.
De la littérature d'écrivain, vous disais-je au début, et dans le plus honnête, le plus exact sens de ce terme.
Gabriel Reuillard


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