Simart et les livres superfétatoires

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Maurice Simart, que nous avons lu déjà à propos de l’urbanisme, s’interroge ici sur la prolifération du livre et conclut avec une question qui se pose, malheureusement, plus encore aujourd’hui.
1926-2020, même combat. Mais pourquoi ?


Livre
Il se passe de nos jours un phénomène inquiétant : :chaque année on imprime plus de livres.
Ce ne serait rien s’il s’agissait que de les lire, ou plus exactement ce serait une question autre que celle-ci. Mon on se doit, en outre, de les conserver, et les bibliothèques commencent d’être archipleines.
Et nous ne sommes qu’au début de l’ère de l’imprimerie ! Et un début plein d’inexpérience ! C’est ainsi que la presque totalité des impressions de ces quinze dernières années, tirées sur papier immonde, tomberont en poussière à la prochaine génération et qu’en conséquence des vides agréables se feront dans nos rayonnages. Mais faudra-t-il un long temps pour qu’auteurs et éditeurs s’en aperçoivent et décident d’imprimer désormais, de chaque ouvrage, quelques exemplaires sur durable papier de chiffon ?
Alors, catastrophe ! Que sera la Bibliothèque dans cinq cents ans, dans mille ans ? Une ville avec ses rues, ses districts, ses arrondissement, ses commissaires de police et son sens unique...
Dira-t-on qu’une loi instituera des censeurs pour choisir quels livres devront demeurer et quels autres seront rejetés ? Dans ce cas, je prévois le sort de l’opuscule du rêveur solitaire peut-être plein de génie, et celui de vers du gigolo de la maîtresse du secrétaire adjoint de la Commission de Contrôle...
Non. Une loi qui n’enregistre pas un usage n’est bonne qu’à être tournée. C’est de l’usage, du changement de nos moeurs que j’espère le remède.
Aujourd’hui que voit-on ? Celui qui a quelque histoire à conter, larmoyante ou drôle, en fait un roman ; sans prétention d’ailleurs, et sachant bien que cette oeuvre, à lire en chemin de fer, ne se relira point. Un écrivain vivant de sa plume ne se croit pas déshonoré de ne pas créer pour la postérité et se content d’une vente éphémère : qu’importe, s’il produit à chaque saison un livre nouveau ? Et c’est ainsi que le papier devient rare, que les éditeurs se congestionnent, et que nos bibliothèques s’encombrent. Et aussi que le public ne sait plus quoi choisir : les prix littéraires et la publicité déguisée aidant, la littérature ira où ?
Pourtant le cinéma vient de naître. Que nous ne sachions pas encore nous en servir, c’est visible, mais on pressent déjà ce qu’il pourra nous donner. Et alors, n’est-ce pas le naturel débouché de toutes ces imaginations d’auteurs qui cherchent à s’extérioriser en gagnant de l’argent ? Chaque jour des salles s’ouvrent, et le cinéma conquiert un public plus grand. Le nombre d’ouvriers qui vont régulièrement chaque semaine à ces spectacles est considérable, et toutes la terre n’est pas encore prospectée dans ce sens. Avant cinquante ans, quelle production ne faudra-t-il pas pour satisfaire les foules de la Chine et de l’Inde ?
Les grandes firmes auront leurs metteurs en scène, gens d’un métier compliqué qu’un amateur ne saurait se flatter de pratiquer au pied levé, mais il se créera un immense marché d’idées, dont vivront les équivalents de nos petites romanciers d’aujourd'hui.
Pour être lu, il faudra mettre dans un livre autre chose que des aventures, mais bien du raisonnement, de la psychologie, de la documentation minutieuse, toutes choses qui demandent de la contention et à être prises à petites doses.
Les livres se feront plus rares, ce redeviendra un événement longuement médité de la carrière d’un homme que d’en faire paraître un. On recommencera à acheter une oeuvre pour le chevet de son lit, pour la vêtir de cuir et la conserver pour ses enfants.
Ne cherchons pas si cela sera meilleur ou nono : cela sera. Tout se transforme, et c’est la loi de toutes choses et plus impérieusement encore des sociétés humaines.
Je ne crois toutefois pas que nous perdions beaucoup à ce changement dans le mode favori d’expression de certains auteurs, même très célèbres. J’ai naturellement, lu l’Atlantide de Monsieur Pierre Benoît, et j’ai vu ensuite la même historie sous le même tire, transposée à l’écran.
Or non seulement les décors réels du Sahara avaient apporté à cette réalisation par le film un attrait nouveau, mais encore il n’y manquait rien de ce qui fit le succès du livre : n’ayant pas de psychologie, ni de finesse, ne de style, ni de thèse morale ou autre, le roman n’avait rien à perdre. On se demande en vérité, et en toute bonne foi, pourquoi il fut jamais écrit.




Maurice Simart Idées ou de A à Z. — Paris, Librairie Baudinière, 1926.


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