S'ouvrir en deux

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Tout à l'heure, j'ai employé l'expression "s'ouvrir en deux", et cela me rappelle un ancien souvenir qui remonte déjà à une quinzaine d'années. Le voici. Nous nous trouvions René Daumal et moi sur la plateforme d'une tramway de banlieue, qui doit être depuis longtemps au rencart. Nous revenions de Châtenay-Malabry, un soir. Nous avions passé l'après-midi chez Germaine et Jean Paulhan. C'était, il me semble, en hiver, mais un hiver peu rigoureux. J'ai tout à fait oublié ce que nous nous disions, mais je nous vois très nettement serrés dans la foule. Lui, il était plutôt petit de taille. Il avait, comme on dit, une demi-tête de moins que moi. A cette heure, il a le corps aussi de moins que moi. Nos amis s'en vont, je ne sais où, les uns après les autres, on finira par être tout seule au monde. Oui, c'était l'hiver, tout comme maintenant. Le véhicule nous secouait rudement. J'ai encore dans l'oreille un grand bruit de ferraille. Ce que je tenais à relater, c'est que Daumal a soudainement élevé la voici, ou bien l'ai-je mieux compris pendant un arrêt du vieux tram; Il a dit :"On voudrait s'ouvrir en deux et leur dire : "Regardez comme je suis", et il a fait le geste d'une main de se couper de haut en bas. René Daumal n'a jamais pu s'ouvrir complètement. Personne ne peut vraiment s'ouvrir. On part emportant avec soi, ce qu'on n'a pas eu le temps d'étaler une fois au grand jour, et c'est tant pis.



Henri Calet Je ne sais écrire que ma vie. Edition établie et présentée par Michel P. Schmitt. Préface de Joseph Ponthus. — Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 256 pages, 20 €

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