Reumaux par Nourrissier

Patrick Reumaux 1965.png



Les premiers à signaler la disparition de Patrick Reumaux auront été les mycologues. Les littéraires, eux, ont apparemment autre chose à dire.
Grand bien leur fasse.
Comme nous sommes bien plus près, sur notre île, de l'état végétatif que de la parade prénuptiale en milieu culturel urbain, nous nous rangeons du côté des champignoneux et allons tenter de dire dans les jours qui viennent l'admiration que nous avons pour Patrick Reumaux et pour son oeuvre. Extraits, documents, tout ce qui nous paraîtra digne de vous amuser, interloquer, intéresser sera de bon aloi. Et nous ferons bonne mesure, vous savez à quel point nous avons à l'Alamblog la main légère.
Après l'article d'il y a deux jours, voici ce matin cet autre papier d'un nom bien connu à propos du premier livre de notre romancier.
Trompettes.

Le Livre de la semaine
La Jeune Fille qui ressemblait à un cygne, roman de Patrick Reumaux
lu par François Nourissier

La collection « Le Chemin » qui nous a déjà révélé (par ordre alphabétique...) Jacques Borel, Michel Deguy, J.M.G. Le Clézio, Jacques Serguine, Jean-Loup Trassard — j’énumère mes préférés — nous invite aujourd’hui à retenir le nom de Patrick Reumaux. Retenons-le : son premier livre, au titre si beau qu’il suffirait déjà à attirer notre attention, mérite une lecture attentive. Parfois le jugement chicanera le nouveau venu sur telle paresse d’expression, sur un désordre trop savamment organisé, mais le goût se laissera gagner au plaisir de la musique. Car Patrick Reumaux possède déjà sa musique propre, un accent brisé, discret, que j’ai beaucoup aimé.
Il n’y a pas bien longtemps, un « premier roman » se reconnaissait souvent au tumulte, à la contestation et à la démangeaison de se livrer. Il semblait que toute une vie, déjà usée dans le feu et le désespoir, fût à jeter dans un livre unique. Il faut le dire : ces textes fourre-tout, ces déballages de secrets parfaitement interchangeables avaient leur charme. Dans une récente déclaration à une journaliste, Mme Dominique Aury avouait préférer à tout ces livres proches de la vie, un peu palpitants : quand on sent cogner un cœur et s’enfiévrer une jeune tête, ou l’amerture lentement noyer une mémoire. Depuis que la mode est aux expériences, aux recherches techniques, nous voyons fleurir une catégorie littéraire moins attrayante : les livres d’auteurs débutants dans lesquels la science précède la sensibilité, des textes diaboliquement élaborés mais souvent vidés de substance. Le « viscéral » scrupuleusement évacué de la littérature, nous devons lire — ou renoncer à lire — des équations destinées à donner allure d’avant-garde au silence intérieur. M. Pierre-Henri Simon n’a pas tort d’écrire (à propos de Jean Ricardou) que ce qui dévalue « ces fabrications », « ce n’est ni leur obscurité ni leur caractère insolite, mais leur sécheresse et leur anémie : de ce qui fait l’homme, et par conséquent l’étoffe de l’art, les passions et la pensée, rien vraiment ne passe plus chez eux. »
Les meilleures œuvres du Nouveau Roman ont avant tout apporté aux écrivains inexpérimentés le sens du doute, l’horreur de l’affirmation. (Nous ne sommes pas aussi loin qu’il y paraît des fameux reproches qu’adressait voici plus d’un quart de siècle Sartre à François Mauriac : « Dieu n’est pas romancier ; Monsieur Mauriac non plus. » Les meilleurs livres de Mme Sarraute, d’Alain Robbe-Grillet, sont construits autour d’hypothèses, selon la loi mouvante d’une succession de possibilités et d’incertitudes. J’aime dans La jeune fille que Patrick Reumaux, pour ses premiers pas en littérature, ait su concilier les hésitations, les « peut-être » qui forment l’essentiel de l’arsenal psychologique à la mode, et les mouvements beaucoup plus francs et abandonnés de sa sensibilité : ce que j’appelais en commençant sa musique. Sa réussite est d’égarer le lecteur dans l’habituel brouillard des personnages doubles, douteux, dédoublés et fantomatiques errant sans explication d’une action à une autre, d’un rêve à un songe, mais de ne pas perdre, lui, le contact avec son art, ni avec le pouvoir discret qu’il sait exercer sur nous. Nous le vérifions une fois de plus : c’est la poésie seule qui peut irriguer et justifier ce qu’il y a de systématique dans l’agencement d’un récit selon les règles d’une esthétique dictatoriale.
Le roman se compose de trois parties. Chacune est précédée d’une citation : Yeats, Dhôtel et Henri Thomas. Le choix de ces trois parrains nous fournit une indication sur la famille à la quelle souhaite être rattaché Patrick Reumaux. Il n’a pas tort, et ces ombres ne nuisent pas à son entreprise. Elles nous aident à la placer dans sa juste lumière.
Vais-je essayer de « raconter l’histoire » ? Oui, allons-y, sans nourrir trop d’illusions... Il me semble avoir compris ceci : un jeune homme, Henri Ferrare, rêve sa vie, rêve peut-être son amour pour Emilie, qui l’a quitté pour cet inconnu, Ferdinando Bersagliera, mais qui lui reviendra après trois années, l’aimera, l’épousera et lui donnera une petite fille nommée Germaine. D’autre part, autrement, ailleurs (comme vous voudrez...) un jeune Napolitain misérable, Ferdinando, fils d’un joueur d’orgue de barbarie, gagne l’affection d’un petit trafiquant, puis la protection d’un truand de la maffia qui fait de lui un aventurier riche et élégant, capable de pénétrer dans les salons de l’aristocratie locale et de s’y faire aimer de la belle et inaccessible Emilia di Monte-Chiaro, capable de briguer la députation, d’obtenir la main d’Emilia, mais qui se suicide le matin de ses noces. Ajoutez à cela que ce qui nous est montré, par allusions ou petits tableaux, de l’enfance d’Henri et de celle de Ferdinando, nous permet de constater que la mère de l’un se nomme Marie et celle de l’autre Maria... Que la « jeune fille qui ressemblait à un cygne » est peut-être une image née dans l’imagination du narrateur quand il découvre, en écrivant, que son « d » minuscule suivi d’une apostrophe ressemble à un cygne — ou à une jeune fille — mais qu’une jeune fille nommée Germaine (comme la fille d’Henri) apparaît à la fin du récit et ressemble, en effet, à un cygne... Qu’il s’agit aussi souvent dans le roman de la mer, de sa présence, des bains que l’on court y prendre, des filles qui s’y plongent et de celles qui en sont privées... Que le narrateur a peut-être écrit un conte pour les enfants peut-être intitulé La jeune fille qui ressemblait à un cygne (1)... Noyez toutes ces fallacieuses indications, ces précisions embrumées, ces jeux de miroirs et d’échos dans le plaisir d’un récit allusif, d’une prose souvent mystérieuse et belle — vous vous ferez une idée encore vague, mais que j’espère curieuse et déjà séduite, de ce théâtre des doubles, des illusions et des métamorphoses.
Sous ces passages de personnages aux identités flottantes, sous l’impressionnisme subtil de la mémoire (j’ai pensé souvent aux souvenirs d’enfance et aux confidences de myope de Jérôme Peignot), il n’est pas interdit de chercher un sens assez pathétique de la réalité des choses. C’est aux chimères que croit Patrick Reumaux. C’est à elles qu’il confie le soin de cerner le monde : « Ça ne ressemble à rien. » Cette phrase, je l’ai entendue au café-épicerie et elle me donne un moment la clef du royaume. C’est quand ça a commencé à ressembler à quelque chose que tout a été fichu. »
Oui, mais quand « ça » commence à ressembler à de 'la bonne littérature peut-être « tout » est-il sauvé ? Ce serait même une définition possible de la nécessité d’un livre, car on ne soupçonne pas un instant ces jeux de gratuité : ce n’est pas un petit compliment. Patrick Reumaux sait déjà, d’instinct, où chercher « la clef du royaume ».

(1) Gallimard, édit.



Les Nouvelles littéraires, 11 novembre 1965

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