Fais pas l'amateur, Horace !

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On ne s'attendait guère à ce qu'Horace Engdahl surgisse et monopolise toute la quatrième du Monde des Livres le lendemain de notre billet sur ses aphorismes. Les grandes intentions, peut-être, commandent aux médias... Quoi qu'il en soit des voies de l'art, cela nous pousse à en remettre une couche à propos de cet Horace, qui n'a pas les deux hémisphères dans le même sabot, ni la langue dans sa poche.
Né en 1948 en Suède, ce spécialiste des littératures suédoise et française est capable de dire ce qu'il pense sans prendre les moufles d'une diplomatie inutile. Il déclare des choses que chacun soupçonne — ou sait, à plus forte raison si ce chacun est un lecteur —, sans l'avoir jamais entendu dans la bouche d'un critique. Un exemple ? Tiré de l'entretien qu'il a donné à Florence Noiville en 2007, ce fragment :

Nous sommes tellement américanisés que les critiques lisent Philip Roth et Jyce Carol Oates comme si c'était l'incarnation de la grande littérature. Et c'est tout ce qu'ils connaissent. Pour moi, c'est de l'ignorance. Je ne trouve pas que les États-Unis soient le centre du monde littéraire. L'anglais est une langue importante mais ça n'est pas la langue universelle. La seule langue universelle de la littérature, c'est la traduction.

On en déduira que la critique défaille (ce que l'on sait pertinemment) face au déversement industriel, et que la grande "chaîne du livre" est souvent conçue comme un fil à pêcher le nigaud. Naturellement, en cette matière, ce spécialiste de Blanchot et de Derrida a du grain à moudre ainsi que des munitions. Et lorsqu'il se consacre à la critique, et en particulier à la définition donnée par Meusnier de Querlon en supplément à l'Encyclopédie, il énonce des vérités qui sont bonnes à dire, meilleures encore à entendre. Fût-il lui même l'objet de ses remarques — "Fais pas l'amateur, Horace !" lui jeta une étudiante alors qu'il prenait la posture.
Aussi varié que l'air du temps, son propos est nettement architecturé par la critique et le discours, depuis l'ironie jusqu'à l'humour, les pratiques et les attentes de l'écrivain — auteur de dix ouvrages, il les connaît bien. La littérature est évidemment ce qui l'intéresse au plus haut point, c'est le sujet pérenne de toutes ses rêveries solitaires. Lorsqu'il parvient à s'extraire du monde, lorsque aucun service ne lui est réclamé par téléphone... ô lien social ! — mais alors la solitude "rêvée" telle qu'exposée par un William Hazlitt (La Solitude est sainte, Quai voltaire, 2014), par exemple, nous vaut sous sa plume amusée un exercice de démythification désopilant.
Au-delà de ces épisodes de contrariété bien justifiée, c'est le calme avec lequel Horace Engdahl établit sa ligne de front contre les idées toutes faites de notre époque qui le rend si agréable à lire. Il en est même élégant là où certains paraîtraient grognons. Comme on le voit rarement en ces matières, Horace Engdahl se montre à la fois doux, subtil et décapant, et ce sans jamais rompre le lien social. Il révèle ce qu'il voit de plus hérissant dans la vie moderne en nous parlant de Diderot, de Chamfort ou de Cioran dans formes plus ou moins courtes, depuis l'incise jusqu'à l'article, et en maniant avec ironie chacune d'entre elles, avec cette assurance imparable de celui qui a assez lu pour être assuré de ce dont il parle. Voilà aussi quelque chose.
Pour vous prouver une nouvelle fois que c'est un parfait compagnon pour les heures de farniente qui s'annoncent, ces nouveaux extraits :

La naissance du réalisme ? Balzac prend le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, d'une exactitude clinique, et y pose les couleurs du rêve. "Comme c'est vrai ! " disons-nous.


La décadence de la culture européenne est déjà perceptible chez William Beckford : l'opulence sans devoirs. Chose impensable dans la société féodale. Conséquence de l'enrichissement grâce aux revenus tirés des plantations sucrières dans les colonies.


Le point de départ de l'écrivain doit être celui du tenancier de bar : ne pas chercher à améliorer le genre humain.


Le Roumain qui attend sur le terre-plein que le feu passe au rouge pour foncer sur les voitures et nettoyer les pare-brise dans l'espoirt d'obtenir un euro. Services non sollicités, à la limite entre agression et mendicité : l'écrivain s'y reconnaît.


Et ce ne sont là que de maigres fragments...



Horace Engdahl La Cigarette et le néant. Traduit du suédois sous le direction d'Elena Balzamo. — Paris, Serge Safran, 2013, 159 pages, 17 €

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