Le Livre d'Ebenezer Le Page (Gerald Basil Edwards)

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Parce que Maurice Nadeau en a décidé ainsi (1) Le Livre d'Ebenezer Le Page de Gerald Basil Edwards (1899-1976) s'intitule en français Sarnia.
Ce choix est une erreur car il déforme la perspective du livre, et se révèle donc singulièrement irrespectueuse de la volonté de l'auteur. Ne pensez-vous pas que l'on en aurait entendu si l'on avait publié en français L'Odyssée de Joyce ? Quoi qu'il en soit, le père Ebenezer n'aurait pas manqué de dire son mot à son éditeur français sur cette manipulation, lui, le farouche autochtone de Guernesey, incarnation de l'homme fier et indépendant, "qui ne se couche pas".
Le livre de son créateur, le mystérieux Edwards, qui fit détruire ses manuscrits par sa logeuse à la fin de sa vie, est un grand classique du siècle dernier. Il est à ranger à côté des oeuvres sans faux-pli que sont la Conversation en Sicile d'Elio Vittorini ou la trilogie autobiographique de Laurie Lee.
C'est une oeuvre incontournable dont la notoriété est encore à défendre, mais sans forcer trop il est vrai : ce roman tout entier placé sous la plume du vieil Ebenezer relatant sa vie, peignant ses connaissances et donnant son avis sur tout, est un délice de gourmet. Foi de préfet maritime, profitez du conseil d'Horace Engdahl (Le Monde des livres du vendredi 11 juillet 2014), oubliez un peu les produits frelatés des éditeurs américains, lisez bons, et pour une fois lisez Guernesey.

Voici quelques extraits dignes de vous poussez encore vers ce livre de votre été...


De toute façon, ma grand-tante a donné l'ordre qu'on lui apporte tout son argent en billets d'une livre, pour qu'elle puisse le brûler, parce que aucun membre de sa famille n'était digne de l'avoir. C'est alors que la fille de Garis, la gouvernante, a eu une bonne idée. Elle lui a donné des morceaux de papier coupés de la taille d'un billet d'une livre, et ma grand-tante passait des heures à les jeter un par un dans le feu, en riant à gorge déployée à l'idée de tout cet argent partant en fumée et que ses nièces et leurs morveux n'auraient pas. (...)
Il est dit dans la Bible : " Regarde la pierre dans laquelle tu as été sculpté et le puits dont tu fus extrait." Eh bien , ces gens sont la pierre dans laquelle j'ai été sculpté et le puis dont j'ai été extrait. Je n'ai pas parlé de mes cousins, et des cousins de mes cousins ; mais, de toute façon, la moitié des gens de l'île sont mes cousins, et les cousins de mes cousins.


J'étais allé plusieurs fois au cirque avec Jim. (...) Quand on entrait, on avait l'impression de se retrouver dans un compotier transparent renversé sous la mer.


Guernesey est devenu une usine à fabriquer des touristes maintenant. Il est vrai qu'on continue à exporter des tomates (...).


De toute façon, je la lui ai donnée, ma "réaction au Guernesey moderne". Quand j'ai eu terminé, il était ratatiné sur son fauteuil (...).


Il m'a dit que si j'avais vécu dans ce temps-là, je me serais habillé en chien avec une lune peinte sur le derrière et j'aurais dansé parmi une foule de femmes nues sur les sables de Rocquaine Bay.


Je me suis dit, alors, celui-là, c'est vraiment un objet ! (...) Eh bien, à défaut d'autre chose, je vais lui coller le mal de mer. Je n'étais pas pressé ; j'avais toute la journée."


"Ça me fait du bien de discuter avec toi, me disait-il, parce que tu donnes à tout la tournure Ebenezer. Complètement tordu ; mais ça me permet de marcher droit."



Entre nous, cet été, pour n'avoir pas l'air cloche, adoptez la "tournure Ebenezer" !


Gerald Basil Edwards Sarnia (The Book of Ebenezer Le Page). Traduit par Jeanine Hérisson. — Paris, Le Seuil, "Points", 639 pages, 8,50 € Couverture illustrée d'un détail de Gustave Le Gray.



(1) Et par quelle idée saugrenue ?

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