Le grand Biely est de retour

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Jour de joie : l'un des plus grands livres russes du siècle dernier reparaît dans une version accessible à tous. Finie la pénurie. Pour 15 euros, tout le monde peut désormais pénétrer l'esprit d'Andrei Biely au moment où, à l'instar d'un chien dans un jeu de quilles, il nous présente les clairs-obscurs d'un fils de sénateur russe en prise avec ses démons. Biely laisse le monde dérailler, enfler la démesure d'idées sournoises ou simplement saugrenues dans un monde au bord de la rupture.
S'il meurt en 1934, Boris Bougaev dit André Biely n'est traduit qu'en 1967 en français, par Georges Nivat, qui entame le travail par Pétersbourg, puis Kotik Létaiev ("palimpseste de l'enfance", selon Nivat), et La Colombe d'argent (fiction avec secte maléfique), le deuxième grand roman de Biély rejoint la double route des enquêteurs de l'esprit et de l'inconscient, et des sensitifs bouleversés par le monde qui les entoure. Roberto Arlt et ses Sept fous, Gombrowicz sont assurément ses frères... Pour que tous puissent se faire une idée du voyage ahurissant que pilote Biely, on peut préciser qu'on a souvent comparé le Jérôme de Jean-Pierre Martinet à Pétersbourg. Même fuite folle dans une tête étrange, même focalisation sur d'infimes éléments de l'environnement, même dinguerie, même grand livre dépeigné au point que certains critiques s'en trouvent mal (on ne donnera pas de nom ici).
Il faut placer Biely au sortir du symbolisme, à l'orée de la Révolution bolchevique pour entendre son roman. Son Carnet d'un toqué n'est pas inutile non plus. Et les plus affutés évoquent même les apnées toxiques de Burroughs. En somme, Biely hyperventile, dilate, rhapsode "embarqué" par ses visions et ses songes.

Il crut trop à l’éclat de l’or
et périt des flèches solaires.
Sa pensée mesura les siècles
Mais vivre sa vie – il ne sut.
("Aux Amis'')

On doit ce formidable retour aux éditions des Syrtes et au soutien du gouvernement russe qui finance avec beaucoup de volontarisme la traduction des très belles pièces de son patrimoine. Ici et là paraissent des ensembles plus ou moins volumineux et littérairement capitaux (participent Verdier, Le Bruit du Temps, Louison, etc.) qui trouveront assurément leurs lecteurs. mais il y a du travail encore... Notez, par exemple, que nous n'avons toujours pas l'occasion de lire les mémoires du Zola russe, Korolenko, par exemple... Mais, et les dieux en soient remerciés, nous pouvons lire les avanies subies par Nicolas Apollonovitch, fils de sénateur, absorbé par ses lectures de philosophies, enfant irrésolu d'une Russie en plein basculement.
Le 13 septembre 1967, c'est Piotr Rawicz lui-même - l'auteur fameux de Sang du ciel - qui célébrait 'Une publication tardive : Pétersbourg, d'André Biely". Il en fait un résumé parfait : "À La veille de la Révolution de 1905, un étudiant en philosophie bourré de kantisme, et qui par plus d'un côté ressemble à Biely, reçoit d'un parti terroriste (ou plutôt d'un provocateur à l'allure chestertonienne qui codirige le parti) l'ordre de tuer son père. Ce père, grand juriste et sénateur tout-puissant, régente l'empire russe à coup de décrets. Il est, comme son fils, rongé jusqu'aux os par la pensée abstraite. Leurs rapports " ressemblent à tout sauf à de l'amour " et le fils les ressent " comme un acte physiologique honteux ". L'organisation terroriste lui transmet une bombe dans une boîte de sardines. Après maintes hésitations, le fils remonte machinalement le mouvement d'horlogerie, et au moment où il est décidé à se débarrasser de la bombe en la jetant dans la rivière, il s'aperçoit qu'elle lui a été subtilisée. Son père s'était emparé de l'objet sans se douter de sa nature. La bombe finira par éclater sans tuer la victime désignée. Le sénateur, dont le personnage rigide fait penser au père de Biély, donne sa démission au moment de la grève insurrectionnelle en renonçant à briguer le poste de premier ministre qui lui avait été promis. Le fils échouera en Égypte (comme Biely) où il se plongera dans les commentaires de textes anciens, et ne reviendra en Russie qu'après la mort de son père. Les velléités révolutionnaires l'abandonnent. Il vieillit dans la peau d'un gentleman-farmer solitaire attiré par le mysticisme et fréquentant l'église."
Rawciz comprend très bien que le personnage principal du roman est la ville de Pétersbourg : ce n'est ni le père, témoin du régime autocratique mourant, ni le fils, étudiant mal assuré d'un monde encore instable. Döblin, de même avait Berlin Alexanderplatz, et d'autres ces "Villes tentaculaires" qui s'autonomisaient pour prendre au rythme de leur souffle la place de l'Homme. Biely le sait, "Pétersbourg à une quatrième dimension, que les cartes n'indiquent pas".

" O ville qui n'est que retombée de brouillard, tu m'as persécuté, moi aussi, de ton jeu cérébral ! O tourmenteur cruel ! O fantôme inquiet (...) Point d'hommes sur la perspective Nevski ! Mais un myriapode rampant et hurlant ".

Sans compter cette bombe cachée dans une boîte de sardines, suprême galéjade, dont on a attend incessamment l'explosion... L'hystérie est à son comble. Les romans traversés d'une aussi intense capacité suggestive sont rares. Son énergie, l'excitation qu'il provoque, la puissance expressionniste des situations convoquées par Andrei Biely ne devrait lasser personne. On s'est d'ailleurs accordé pour signaler le chef-d’œuvre depuis sa parution, en 1916 (édition révisée 1922)... Nabobov le plaçait parmi les quatre premiers romans du siècle dernier.
Posologie variable selon les lecteurs. Étourdissements et vertiges sont prévisibles, mais sans conséquence physiologique néanmoins.



Andrei Biely Pétersbourg, traduit du russe par Jacques Catteau et Georges Nivat, suivi du « Jeu cérébral », étude sur Pétersbourg par Georges Nivat. - Genève, Éditions des Syrtes, 15 €


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