Une génération d'écrivains (André Lamandé)

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Une génération d'écrivains


Voici quelque six mois, deux professeurs réputés pour leur probité et leur savoir terminèrent une Histoire de la Littérature Française jusqu'à nos jours. Tâche lourde ; œuvre consciencieuse. Les plus curieuses manifestations poétiques ou romanesques de ce temps y furent étudiées avec soin et soulignées avec une évidente sympathie. Dans ce tableau lumineux, une ombre pourtant. Une ombre douloureuse, fruit de l'oubli ou d'une prudente faiblesse, il n'importe. Le fait n'en est pas moins troublant et même scandaleux : les noms des écrivains vivants qui s'inspirent de la guerre sont absents de cette Histoire : ni Duhamel, ni Barbusse, ni Roland Dorgelès. Et quand elle cite Alexandre Arnoux, elle oublie, comme par hasard, qu'il est l'auteur du Cabaret, l'un des plus beaux livres inspirés par la dernière guerre.

D'autre part, feuilletez les revues, lisez certains critiques. Sans doute, parlent-ils, parfois, d’œuvres que les rouges ténèbres de la guerre enluminent tragiquement. Mais ils semblent les étudier comme à regret et rapidement, étonnés et déçus d'y trouver, non pas seulement l'ordinaire jeu des idées amoureuses ou paradoxales, mais encore toute la flamme et tout le limon dont notre époque est chargée. Aussi ces critiques jettent-ils, en passant, un nom à la curiosité du populaire, mais c'est tout. Aucun d'eux n'a essayé de faire une étude d'ensemble sur les Écrivains nés de la guerre, et de dégager, en une vigoureuse synthèse, l'esprit nouveau que ces écrivains apportent en littérature.

D'aucuns souriront, sceptiques. Cet esprit nouveau existe-t-il ? On s'est habitué à ne distinguer dans la littérature moderne que trois grands courants : ici, l'aventure l'emporte ; là, l'esprit sportif ; plus loin, l'impressionnisme que MM. Jean Giraudoux et Paul Morand ont illustré de romans de valeur. Pour le reste, qui donc en parle ? Qui s'occupe de découvrir ou de pressentir d'autres œuvres ? Sans doute, un vent de folie collective a ravagé la face de l'Europe et plus de dix millions de jeunes hommes sont morts. Mais, la peur passée, est-ce crue cela compte ?' Pourquoi la guerre — hiatus énorme entre deux époques — aurait-elle une influence sur la pensée contemporaine et sur les écrivains ? Et l'on a redit, avec une joie un peu sadique, ce mot ridicule : « Montrez-nous donc les chefs-d’œuvre littéraires nés de la guerre ? »

Or, des œuvres — n'employons pas le mot pompeux chefs-d’œuvre — des œuvres fortes existent. Et nous pensons que le moment est venu de nous pencher sur la pensée des morts conservée vivante par leurs frères d'armes plus heureux, et qui savent écrire.

Au début de 1919, j'ai eu le désir d'interroger mes camarades écrivains-soldats, qui revenaient du front, et de leur demander quelle serait, à leur avis, la littérature chez les écrivains qui avaient fait la guerre. Je leur avais posé trois questions conçues à peu près en ces termes :
1. La Littérature de demain, chez les écrivains qui ont fait la guerre, sera-t-elle une littérature de l'art pour l'art ou une littérature d'action ?
2. Dans ce dernier cas, quelles seront ses tendances ? Pacifistes ou guerrières ? Nationales ou plus largement humaines ?
3. Croyez-vous à une transformation du style ? Dans quel sens ?

Les réponses nombreuses à cette enquête parurent dans les numéros d'avril et de mai 1919 de La Renaissance. Ce sont des confessions sincères de soi-même et leur ensemble forme une émouvante juxtaposition d'âmes volontairement mises à nu. En rapprochant ces confessions, en les complétant les unes par les autres, on pouvait avoir, dès cette époque, une vision claire des aspirations des anciens combattants, non moins qu'un pressentiment, un avertissement précieux quant aux destinées spirituelles de notre pays.

Mettons donc en lumière, en nous reportant plus de cinq ans en arrière, quels traits essentiels devaient marquer, d'après nos confrères, « la littérature de demain », c'est-à-dire celle d'aujourd'hui.

Déjà ils affirmaient que la littérature d'après guerre serait une littérature d'action. Ils. n'entendaient point par là que les écrivains dussent particulièrement s'adonner à la politique, ou à la polémique, ou au journalisme militant. Ils soulignaient simplement que, pour avoir pratiqué un commerce familier avec la mort, et pour avoir connu le don de soi — non un don problématique mais, catégorique, non un don accidentel mais quotidien — ces écrivains avaient acquis à un point extrême le sens du réel, un ardent appétit de vie et l'amour de la vérité.

Tous les écrivains cjui répondirent à l'enquête furent unanimes à prévoir une littérature « à la fois nationale et plus largement humaine ». Tous se réclamaient de la tradition, des qualités foncières de la race qu'ils avaient retrouvées en guerre et que la paix victorieuse épanouirait. En un mot, il apparaissait nettement que la guerre avait rendu le Français à lui-même, avec ses caractères essentiels, son esprit amoureux de réalité et d'idéal, de tradition et de progrès, et que, dans la mesure même où il se « renationalisait », l'esprit français devenait plus largement humain.

Naturellement, le style devait se ressentir de cette renaissance, le style qui est « de l'homme même » mais aussi, et avec non moins d'exactitude, de la race même.

En retrouvant une âme plus française, il semblait que les écrivains dussent revenir, du même coup, au goût de l'ordre et de la clarté. Cet amour de la vérité, ce sens du réel que nous avons notés tout à l'heure, étaient un gage de style direct et sobre.

De ces promesses inscrites, voici déjà six années, en de belles matinées de printemps, que reste-t-il aujourd'hui ?

Les lendemains de l'armistice furent emplis d'étonnement.

« Ils vont revenir, disait-on. Qu'on leur laisse la place libre, ils ont des droits sur nous. Qu'ils les prennent, ces droits. Qu'ils agissent. » Sentiment bien naturel. On pensait que les soldats apparaîtraient avec de hautaines figures de justiciers, sans peur, sans hésitation. N'avaient-ils pas reconduit, à coup de savate, jusqu'à la frontière, l'ennemi et la mort ? Nous-mêmes, soulevés d'enthousiasme, nous jurions de rebâtir un monde à l'image de notre rêve et de celui de nos camarades morts.

Cette orgueilleuse ivresse dura peu. Les cloches, dites de la victoire, n'avaient pas encore battu leur dernier coup, qu'elle était dissipée. Sur nos cerveaux et sur nos reins s'appesantissait la fatigue accumulée de cinq années de splendeur et de misère.

Je ne redirai pas, ici, la mélancolie de cette rentrée. Il fallait vivre, n'est-ce pas, et nous l'avions désappris. Cinq années de silence, de vagabondage et de hasard, nous rendaient peu habiles dans les luttes de l'existence normale retrouvée. Déjà sous la cuirasse de ceux qu'on appelait pompeusement « des héros et des saints », perçait le pauvre homme. Tout était ordonné, dans la ville, pour contraindre aux vieux jougs nos esprits harassés. Et nous avons d'abord repris le collier des travaux quotidiens et tourné la meule des habitudes anciennes. L'un s'acagnardait dans sa famille, l'autre dans son journal ou son usine, un autre chauffait ses blessures au soleil du Midi. Les « lions » étaient prêts pour les croix de l'indifférence et de l'oubli.

« Où sont les chefs-d’œuvre nés de la guerre ? Quelles voix ont exprimé l'âme des combattants ? »

En vérité, quelques beaux livres, miroirs multiples et vrais de la grande tragédie, retinrent l'attention du public ou des lettrés : le Feu, d'Henri Barbusse ; la Flamme au poing, d'Henri Malherbe ; les Croix de Bois, de Roland Dorgelès ; le Cabaret, d'Alexandre Arnoux ; la Vie des Martyrs, de Georges Duhamel. Puis vinrent les récits pathétiques et sobres de Maurice Genevoix ; l'Agonie du Mont-Renaud, de Georges Gaudy ; les poèmes d'Henry-Jacques : Nous, de la Guerre, la Symphonie Héroïque ; et enfin ces deux feuillets arrachés au livre rouge et présentés avec un art émouvant : le Sel de la Terre, de Raymond Escholier et les Vainqueurs, de Georges Girard.

Mais ces œuvres n'étaient pas et ne pouvaient être encore l'expression des expériences mûries et des volontés des combattants. Elles étaient, avant tout, la vision palpitante de la guerre par ceux qui l'avaient vécue.


***

D'ailleurs, le bruit des affaires, les rumeurs de la Bourse et le rythme heurté des jazz dominèrent vite ces voix isolées. Et le public, docile à ses maîtres de l'heure, chercha, dès l'armistice, à s'évader des souvenirs tragiques et des douloureuses réalités. Son esprit, nourri quotidiennement, depuis plusieurs années, d'exploits héroïques, voulut une pâture qui lui donnât encore des émotions intenses, mais dans un cadre aimable. Et les romans d'aventure vinrent, qui comblèrent ses vœux, enchantèrent son esprit et canalisèrent ses forcés d'enthousiasme vers des Amériques fabuleuses, des Atlantides en amour, des steppes en révolution. Œuvres charmantes, au demeurant, fort ingénieuses et qui, portées sur les ailes de la fantaisie, nous ont découvert de nouveaux horizons.
Pourtant des âmes inquiètes réclamaient autre chose.
C'est que la guerre — déjà oubliée — subsiste toujours. Seulement, elle a changé de visage, de tactique et de maîtres. Aux stratèges ont succédé les financiers, ces grands internationaux. De quoi demain sera-t-il fait ? Malgré les rameaux d'oliviers tendus aux Conférences qui, tous les six mois, se succèdent et se ressemblent par leur néant, un frémissement d'armes court en mille points du globe. L'Europe est une poudrière. Une étincelle peut suffire. Et l'on entend gronder, avec angoisse, la catastrophe qui vient et qui, si on ne l'arrête à temps, roulera dans les ténèbres de la barbarie vainqueurs, vaincus et la civilisation occidentale tout entière. D'autre part, dans notre pays, il semble que l'on veuille nous ramener aux temps lamentables où les Français ne s'aimaient pas.
Est-ce donc l'heure qui convient pour chanter de fades romances, pleurer sur des douleurs légères, ou fignoler avec scepticisme d'élégantes histoires d'adultères ? Notre grand Anatole France est mort. Le ciment sur la pierre de son tombeau est à peine séché, et voyez comme il paraît déjà loin de nous. Entre lui et notre époque s'est creusé l'immense gouffre de la guerre. Il était de l'autre bord, encore qu'il eût touché au nôtre pour s'éteindre. Nous ne sentons plus comme lui. Ses grâces sont charmantes mais surannées. Son scepticisme, qui fit la dilection de notre jeunesse, nous agace aujourd'hui. Il nous faut retrouver une foi ou mourir. Et, de toutes nos forces, nous voulons vivre.

Or, cet appétit d'une vie active et féconde, ce souci pour les problèmes de l'heure présente, nous lès trouvons enfin dans certaines œuvres d'écrivains dont le cœur fut incendié par la guerre. Et ces œuvres illustrent de façon étonnante les résultats de l'enquête de 1919.

Certes, ces écrivains, lassés comme tous leurs camarades, s'abandonnèrent d'abord au mol oreiller de la confiance. Ils firent de leur résignation une grandeur et de leur patience — qui n'était que fatigue — une vertu. Mais le lent équilibre de leurs forces physiques et morales s'étant refait en eux, le flot d'une vie intérieure nouvelle soulève leurs âmes. Les cinq années vécues dans le feu, la boue et le sang redeviennent pour eux la réalité vivante et immédiate, qui doit commander toute leur pensée et toute leur vie. Ils comprennent que le monde ne peut être vu, jugé et conduit qu'à la lumière de ces cinq années, maîtresses — qu'on le veuille ou non — de l'avenir de l'Europe. Et ils écrivent, non pour le plaisir ou la gloire, non dans le dessein de flatter l'opinion, mais pour agir, pour continuer la pensée des morts, chacun de son côté, en tirailleur, selon ses forces et son tempérament particulier.

Aussi voyez quelle diversité dans la production de ces premières œuvres où palpite l'âme de l'après-guerre. Diversité de sujets. Diversité de ton.

Ici, avec une bonhomie féroce, M. Antonin Seulh flagelle les vices de notre époque et la médiocrité de nos hommes politiques dans sa Victoire de Patati et Patata ; M. Valmy-Baysse, dans le Retour d'Ulysse, conte, sur un ton goguenard en apparence, la douloureuse rentrée d'un poilu dans son foyer où il fait figure d'intrus et de gêneur. Puis, M. Roland Dorgelès brosse, à la Zola, la fresque grouillante des régions du Nord et de l'Est, envahies, hier, par les Allemands, et rongées, aujourd'hui, par la plaie d'une immigration sans discernement et d'un mercantilisme éhonté. Le Réveil des Morts de M. Roland Dorgelès forme ainsi comme le tableau central d'un triptyque : à sa droite, se dresse le brûlant et superbe Nécropolis, d'Henry Champly ; à sa gauche, le Fardeau des Jours, de Léon Bocquet, où chaque page déborde de douloureuse tendresse. Émouvantes de pitié, ou ironiques, ou soulevées d'indignation, mais sincères, directes, humaines, d'autres œuvres reflètent plus particulièrement les angoisses de ces temps et les espoirs de l'avenir. Réunissons-les en un faisceau fraternel. Leurs auteurs peuvent bien ne point s'inspirer des mêmes doctrines philosophiques ou politiques, mais, refondues dans le même creuset, — celui de la guerre — les âmes de ces hommes, jeunes encore ont une même résonance : Louis-Jean Finot : le Héros Voluptueux ; François Duhourcau : la Révolte des Morts ; Pierre Bonardi : la Mer et le Maquis ; Jolinon : la Tête Brûlée ; Gaston Riou : Ellen et Jean ; René Maran : le Petit Roi de Chimérie ; André Foucault : le Bain de Sang ; Pierre Paraf : Plus près de Toi.

Quelles sont les tendances de ces écrivains ? De quelle philosophie éclairent-ils leurs oeuvres ? Quelles critiques élèvent-ils contre ceux qui ayant reçu T'a victoire dans leurs mains l'ont laissée s'effriter ? Apportent-ils un levain nouveau ? Tendent-ils vers les vendanges futures des outres neuves ?

Nous nous réservons de répondre, un jour, à ces questions. Aujourd'hui, nous n'avons voulu que réunir ces noms pour donner confiance aux âmes inquiètes de l'avenir de la pensée française, et aussi pour révéler à ces écrivains leur propre force. Une précoce maturité a comblé leur jeunesse, et leur esprit finement français a su devenir plus largement humain. S'ils savent se garder des mesquines jalousies non moins que des puissances d'argent, ils peuvent, demain, former une phalange glorieuse.

André Lamandé



France et Monde. "La vie intellectuelle", n° 115, 1er mars 1925, p. 317-324.

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