Un homme du tonnerre (1954)

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FLÄNERIES PROVENCALES

UN HOMME DU TONNERRE ALBERT PARAZ

Par Pierre Fontaine

Un jour Ilya Ehrenbourg disait avec superbe : « Moi, on peut m’écrire : « Ehrenbourg, Moscou » ça arrive. Il le disait devant Albert Paraz, qui répondit en rigolant : « Et moi , on peut m écrire : « Paraz, Vence », ça arrive aussi. » Et il ajouta : « J’habite avenue de la Résistance, mais vous pouvez mettre avenue de la C...rie, ça arrive encore plus vite. »

Donc, comme j'étais près de Vence et que je venais d'apprendre que mon magazine préféré s’était of fert la collaboration dudit Albert Paraz que je souhaitais connaître depuis longtemps, j'allai frapper à sa porte. Un mas tranquille et adorable dans le plus beau coin de la Haute- Provence. Quant à l’homme, c’est évidemment le meilleur du monde, bâti en hercule et qui, pour le vi sage, ressemble au Beethoven des bons jours. Il parle sans arrêt, comme il écrit. A le lire, on le prendrait volon tiers pour une espèce de délirant, déchaîné contre tout, ne faisant grâce à personne. A l’entendre, c’est tout différent. Il a la voix aussi douce qu’est violent son style, et c’est tout en nuances qu’il énonce les vérités les plus criantes. Pour y voir clair tout de suite, je

Ci-dessus : Céline, l’homme que celui qu’il déteste le plus.

aime le plus au monde et Sartre,

lui ai posé d’emblée et coup sur coup un tas de questions imperti nentes : — Que pensez-vous de la vie ? Vous en êtes satisfait ? — Satisfait ? Assez. Je suis ré formé cent pour cent, plus 9 degrés, plus article 18, ce qui m'oblige à roupiller toute la journée et me per met de foutre les gens dehors par ordre du médecin. Comme je faisais déjà mine de me retirer, il ajouta tout de suite : — Non, je ne dis pas cela pour vous. Il y a gens et gens. — Vous paraissez les mépriser beaucoup, les gens, à vous lire ? — Pourquoi ? Si je méprisais les gens, je ne prendrais pas la peine de les engueuler. C’est ce qu’on oublie souvent. Le choix d’une tête de Turc suppose même une certaine considé ration pour la personne.

Sur ce point, j’étais d’autant mieux d'accord que j’ai moi-même écrit naguère (on a ses petites idées, aussi) qu’il fallait savoir choisir ses ennemis, ne pas les prendre mina bles et chétifs, ou on se déconsidé rerait, mais puissants et célèbres, en fin honorés sinon honorables. Bref, le choix ne manque pas. Paraz était de cet avis : — On ne peut pas aplatir un mal heureux petit chanteur de charme. Tandis que de Gaulle, par exemple, c'était de l’article solide ; il m’a bien duré trois ou quatre ans. Et Mauriac ou Sartre, c’est pas mal non plus. Je leur souhaite longue vie, pour pou voir les engueuler encore en l’an 2 . 000 . A propos d’an 2.000, je lui de mandai son idée sur la guerre d’In dochine. Il bondit, mais répondit d’une voix calme : — C'est une abomination. Non seulement parce que c'est une guer re, mais parce que j’adore les Viets et les Chinois, avec qui nous n’avons que des raisons d’amitié. Nous som mes faits pour nous comprendre. Et ils ont une cuisine, et une science de l’amour... Il m’en parla longtemps. Des cho ses à ne pas répéter ou que je pré fère lui laisser écrire lui-même. Lisez plutôt ses livres, vous serez servis. Comme on en était à la guerre, je le questionnai à tout hasard sur la bombe H et la suite. — Excellent, me dit-il, c’est vrai ment excellent ! •— Mais pourquoi ? — Il faut être de la fin du monde... C’est une idée qui ne m’était pas encore venue. Naturellement, je sais (sans trop trembler pour autant) ce dont ces fichues bombes sont capa bles, mais le fait qu'elles pourraient

Ci-dessus : Juin, comme Paraz est né à Constantine. Ils ont tous les deux mauvais caractère. Juin préfaça, le dernier bouquin de Paraz.

faire sauter la planète sous nos yeux, que nous pourrions être les derniers hommes vivants et mou rants, ne m’avait pas encore particu lièrement frappé. Or, quand on y pense, c’est presque inespéré. Ce n’aura pas été donné à tout le mon de d’avoir atteint l’ultime sommet accessible de la science et de la civi lisation, et de s’éteindre ainsi en homme parfaitement conscient et or ganisé (sécurité sociale comprise) sur les ruines de cette terre dont le dernier d’entre nous sera l’aboutisse ment. Je demandai donc à Paraz : — Au fait, pourquoi vivons-nous ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Pourtant, les philosophes, qui n'en savent pas plus que moi. se-

raient capables d écrire là-dessus dix mille pages incompréhensibles. — Quel est le plus grand homme que vous ayez connu ? — Céline. — Et le plus bête ? — Sartre. Ce fameux et fumeux Jean-Paul Sartre, que Paraz appelle le Taenia, je n’ai pas eu à demander à mon hôte pourquoi il l’avait en horreur. Dans un article que je venais de lire à l’instant, signé Albert Paraz. il est écrit en toutes lettres : Il ne faut jamais se lasser de ré péter que le Taenia est un épouvan table crétin, un écrivain médiocre, un auteur dramatique au-dessous de Paul Hervieu, un prof de philo aussi emm... (quand je disais : c’est écrit en toutes lettres, je me trompais) que n'importe lequel de ses congé nères. C'est un graphomane qui a copié tout le monde, même Saint- Granier. Sa pensée politique est un magma de pesante bêtise à vous dé goûter d'appartenir à la même es pèce, idée qui disparaît vite, heureu sement, quand on examine sa phy sionomie. Et pourquoi il aime Céline ? Parce que c’est un homme, dans tous les sens du mot, qui sait écrire et a dit et vu les choses mieux que personne ne l'avait fait avant lui. Encore l’avait-il fait avec modéra tion. Parce qu il est vrai que Voya ge au bout de la nuit ou Bagatelles pour un massacre furent dépassés mille fois dans la réalité. C est pour

cela qu’on en veut à Céline, on n’aime pas les Cassandres. Et quand Céline revint, quelques années après la guerre, de son exode en Scandi navie, c’est chez Paraz (sauf er reur) qu’il trouva un premier havre. — Et Céline, aujourd’hui ? — Il est remonté à Paris. C est un médecin admirable. Il soigne les pauvres et les autres dans tel arron dissement. Il ne veut pas qu’on le paie. Quand on insiste beaucoup, il dit : « Ce que vous voudrez », mais il compte l’argent et si c’est plus que six cents francs, il rend la monnaie. Vous en connaissez beaucoup, des types comme ça ? — Vos démêlés avec la Résis tance ou ce qui se fait appeler ainsi ? .— Précisément ! Il a suffi que je prenne la défense de Céline pour avoir tous les chacals à mes trous ses ! — Vous êtes, je crois, le déten teur du plus grand nombre de pro cès d’après-guerre. Combien ? — Je n’arrive plus à les compter. Quelques-uns en instances : un pour la préface au « Mensonge d’Ulys se » ; un que me fait « France- Soir » pour avoir dit qu’il n’avait pas le monopole d’être lu exclusi vement par des imbéciles... — Ça l’a froissé ? C’était plutôt gentil. — Je l’avais aussi appelé « tor che-cul ». — Si la preuve est admise, vous avez gagné d avance.

— Oui, mais voilà : un procès, comme vous savez, on gagne ou on perd une fois sur deux. Quand je perds, toute la presse l’annonce, quand je gagne, personne n’en par le. Mais j’ai assigné à mon tour : un certain Rémy Roure, notamment, et le « Provençal », et le même « France-Soir » où l’on s’était per mis d’écrire que j’étais mal élevé. Moi, mal élevé ; Et comme toutes les parties vont en appel, puis en cassation, sans compter les remises ça n’en finit jamais. Ça fait une au dience ou un jugement par mois, de puis la fin de l’an dernier. — De quoi vous occuper. — Comme si je n’avais que cela à faire ! — C’est vrai qu’il y a eu le Fes tival de Cannes dans vos environs. — Le cinéma ! Je me demande ce qu’il attend pour disparaître 1 La baleine de corset, la plume d’autru che, la petite vérole ont bien dispa ru ! Au train dont on y va, avec leur censure, les trucs des syndicats pour empêcher de tourner vite et bien, les vedettes qui en remontrent à l’auteur, comment voulez-vous qu’il s'agisse encore d’un art ? La putréfaction du cinéma est ainsi sans recours, sinon l’euthanasie et l’ex trême-onction. Après les obsèques, les salles de cinéma serviront enfin à quelque chose : à loger les chô meurs ou à jouer du théâtre. Pour l’instant, sauf exceptions, personne n’a d excuse à s’y rendre, à part les gosses, les militaires, les bonnes

d’enfants, les sans-logis et les es pions traqués. Je dis à l’auteur et scénariste de X Arche de Noé : — Alors, s’il fallait supprimer un àrt, ce serait celui-là ? • Ah ! non, moi je ferais volon tiers le sacrifice de la télévision, si on peut appeler ça un art. Parce que c’est le dernier venu. — Et la radio ? •— Parlons-en ! C'est un rendez- vous de pauvres bougres tellement minables qu'on n’ose même pas les critiquer. Ils ont leur gaz à payer, c’est la cour des miracles, des fréné tiques qui tueraient pour s’accrocher à leur bifteck. On les croit capables de toutes les bassesses, mais non, ils sont affamés. On croirait, à l’entendre parler de la sorte, que notre ami Paraz est dé goûté de tout. Ce serait mal le con naître. Il m’a paru, au contraire, prendre grand plaisir à la vie. Mais il la vit et il la voit à sa manière qui n’est pas celle de tout le monde. Parce qu'enfin si tout le monde pensait et disait la même chose, on ne voit pas bien où serait l’intérêt de converser et de lire en core, et on s’ennuierait ferme. C’est par boutade, évidemment, qu'une chronique de Paraz parais sant ici même est attribuée à un « esprit mal fait ». Mais c'est aussi un fameux encouragement à la lire quand on sait ce dont sont capables les esprits « bien faits » ! Pour ma part, j'ai pratiqué souvent qu’il suf fit presque toujours pour avoir rai son de prendre le contre-pied de J’opinion publique. Il y a plus de vérité dans un paradoxe que dans les plus hautes spéculations de l’es prit. Il faut de ces esprits « mal faits », du moins faits de cette sorte. Paraz s’amuse à ce jeu, nous amuse du même coup. C'est gagner sur les deux tableaux. -— Pourquoi écrivez-vous ? •— Parce qu’étant obligé de rester dans cette province la plus illettrée de France et, n’ayant rien d’autre à faire, je crèverais d’ennui si je n’avais personne à engueuler. Ainsi ne cessent de voir le jour des œuvres toujours plus fracassan tes, de genres très divers, mais qu’animent toutes un même non- conformisme. Les plus connues sont sans doute les pamphlets qui s'inti tulent : Le Gala des vaches et Val sez saucisses, quelques romans dont Une fille du tonnerre, Petrouchka (dernier en date), L'adorable mé tisse, où l’auteur, mine de rien, glis se son idée sur l’Afrique qu’il con naît dans les coins. C’est ce livre-là que le maréchal Juin a préfacé, ce qui a valu à je ne sais quel ministre une interpella tion à l’Assemblée Nationale, d’un M. Mayer, je crois, parlant au nom de la France, sur le ton le plus pa triotiquement indigné qui soit ! Le maréchal ne fut pas ému pour au tant. On sait qu’il ne s’émeut pas vite. Ajoutons, pour la petite his toire, que les deux gars (Juin et Paraz) sont nés à Constantine. Il y a aussi les livres dont on parle moins, et ce n’est pas justice : Bitru ou les vertus capitales, Le lac des songes. Le poète écartelé, d’au tres. — Quel livre de vous aimez-vous le mieux ? Lequel, le moins ? Question idiote. A peine dite, je regrettais de l’avoir posée. Parce qu’un auteur, ses livres sont ses en fants. Vous qui avez des enfants, lequel aimez-vous le mieux ? Même si vous savez qui, dans votre cœur, vous tremblez de le dire et vous avez raison, parce qu’on se trompe souvent. D’ailleurs, le livre qu'un écrivain aime le mieux est imman quablement celui qu i! écrit dans !e moment même, qui a encore toutes les vertus possibles et l’éclatant

mystère de l’enfant qui va naître. Paraz était de cet avis. — Mais j’ai une certaine tendres se pour le premier Bitru. Je note au passage, je viens de l’apprendre, que le premier journal qui en ait parlé intelligemment (alors que personne de nous ne con naissait encore Albert Paraz), c'était le vaillant petit Rouge et Noir que je dirigeais à l'époque, il y a vingt ans. — J'aime moins, ajoute Paraz, la Fille du tonnerre, qui est un pasti che, et ce qui m’embête, c’est que certains trouvent que c’est là ce que j’ai fait de mieux... Comme quoi, et c'était fatal, il est démontré que ce genre d’esprit qu’est Paraz est fidèle à lui-même. Son non-conformisme va jusqu’à le porter à se dresser contre lui-même : puisque Une fille du tonnerre a re tenu, plus que d'autres l’attention du public, ce ne peut pas être le meil leur livre, cela devient même celui qu’il prive de sa tendresse. Un peu torturé, notre ami, par instants. Il est vrai que je faisais tout pour ça. — J’écris aussi trois pièces, con clut-il, j'espère qu'elles seront jouées de mon vivant. Pourquoi pas ? La vie est longue, on ne le dit pas assez. Et puis, la vie, c'est l’esprit, c’est dant la tête que cela se passe vraiment, c’est même cela surtout qui nous main tient en vie. Autrement à quoi bon ? Nous quittâmes la terrasse, nous fîmes un tour dans les jardins. J’y cueillis une orange (c'était mon œuf de Pâques) et le ciel était bleu. Comment ne pas aimer ce pays-là et les gens qui l'habitent ? Au revoir à Paraz. Bonjour à la chapelle de Matisse, dont je ne sais ce qu’on pensera dans cinq siècles, mais je doute que le peintre soit ca nonisé entre temps, enfin ça m’éton nerait, mais on en a vu d’autres. Rebonjour à Saint-Paul-de-Vence où les colombes de la « Colombe d'or » portent en blanc le deuil du patron qui est mort l’autre année. Visite au si tentant petit cimetière, où je n'ai pas retrouvé la tombe de mon ami le beau poète Eric de Haulleville, ramené sans doute près de ses mânes. Ni celle de J. H. Lawvrence, mort pour avoir été flanqué à la porte du Sanatorium Ad patres le même qui, dit Paraz, a cherché à me faire crever, vingt ans après. Mais j’ai résisté. — A cause des antibiotiques ' — Non pour les emm .

Illustration du billet : 1 — Paraz au temps de « Bitru » (1935) ; 2 — Paraz en 1948 ; 3 — Le pamphlétaire : « Qui engueuler cette semaine ? » ; 4 — L’Africain, quand il entend parler de Mauriac.



Voilà, Europe magazine, 2 mai 1954

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